Recueil de textes sur le viol comme arme de la domination patriarcale
Les quatre textes de cette brochure présentent le viol comme s’enracinant dans un ensemble de valeurs et de normes en même temps qu’il se fait un des vecteurs de la domination masculine. (On pourrait presque le voir comme un privilège du genre masculin qui a toute liberté (ou presque) pour satisfaire/assouvir ses désirs et/ou pulsions sexuelles.)
– L’arbre qui cache la forêt – ou le contraire…, par Claud[e].
– La femme comme champ de bataille, par Matei Visniec.
– Impossible de violer cette femme pleine de vices, par Virginie Despentes
– Viol, domination – soumission et pornographie, par Shere Hite
Cette brochure est à envisager comme le reflet de recherches en cours, le point de vue exposé ici n’est donc ni absolu ni définitif. J’espère encourager par là des discussions et réflexions de fond sur cette « pratique » et sur les constructions genrées qui l’autorisent. Il s’agit de s’adresser d’abord aux personnes qui, ayant subi des viols, ont souvent les mêmes réactions : culpabilité, honte, peur, tabou. La première entreprise est peut-être de parler collectivement, et de s’interroger sur la récurrence de ces réactions. Tout est fait dans nos éducations pour nous entretenir dans l’idée que le désir sexuel d’un homme est souverain, et qu’une femme ne doit pas s’y refuser. De nombreux moyens sont mis en place pour maintenir les femmes dans un rôle de « proie facile ».
Mais pourquoi donc une brochure sur le viol ? (non mais franchement, quelle idée étrange…)
Aujourd’hui, le Code pénal considère le viol comme un crime contre la personne et le définit comme : « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » (art. 222-23). Un rapport statistique de 1998 stipule que plus de 4000 plaintes contre des viols sont déposées chaque année. Il n’existe aucune estimation concrète du nombre de viols commis sans qu’une plainte ne soit déposée par la suite. Par ailleurs, 91,2 % des victimes sont des femmes, et 8,8 % sont des hommes. 99 % des agresseurs sont des hommes [1].
Lors des discussions auxquelles j’ai pu participer à ce sujet, il était souvent question de viol commis dans le cadre d’une relation intime préexistante. Ces cas soulèvent à mon sens le problème des schémas du couple que l’on reproduit sans plus se poser la question du consentement. Il y a alors à définir ce que veut dire « consentant-e », ou « violence, contrainte, menace, surprise ». Il y a encore à s’interroger sur le fait que beaucoup de violeurs n’admettent pas avoir commis cet acte. La définition est floue. Le sujet mérite d’être approché sous l’angle de l’intervention du patriarcat dans la construction de nos désirs.
Les quatre textes de cette brochure présentent le viol comme s’enracinant dans un ensemble de valeurs et de normes en même temps qu’il se fait un des vecteurs de la domination masculine. (On pourrait presque le voir comme un privilège du genre masculin qui a toute liberté (ou presque) pour satisfaire/assouvir ses désirs et/ou pulsions sexuelles.)
Le viol est omniprésent dans notre société. Il fait partie du paysage, et ce n’est aucunement l’acte isolé d’un individu isolé et « malade ». Le patriarcat structure entre autres les rapports « intimes » et « privés » de la société, régit les relations entre les genres en les hiérarchisant ; en les divisant, en accordant à chacun des façons inégales d’occuper l’espace, différents modes pour disposer et jouir de son corps (et le cas échéant, de celui des autres). L’une des grandes difficultés des luttes anti-patriarcales est justement de réaffirmer que le privé est politique, de rappeler que les oppressions sexistes qui se sont retranchées dans la sphère intime sont indissociables de l’organisation même de la société. Alors, quand le plus grand nombre s’accorde à dire que [ça] ne devrait pas exister, il y a de quoi être enragé-e par le peu de critiques et de moyens mis en place pour lutter contre le viol en lui-même, et par le trop faible nombre de personnes qui cherchent à en dénoncer et combattre les causes profondes.
Cette brochure est à envisager comme le reflet de recherches en cours, le point de vue exposé ici n’est donc ni absolu ni définitif. J’espère encourager par là des discussions et réflexions de fond sur cette « pratique » et sur les constructions genrées qui l’autorisent. Il s’agit de s’adresser d’abord aux personnes qui, ayant subi des viols, ont souvent les mêmes réactions : culpabilité, honte, peur, tabou. La première entreprise est peut-être de parler collectivement, et de s’interroger sur la récurrence de ces réactions. Tout est fait dans nos éducations pour nous entretenir dans l’idée que le désir sexuel d’un homme est souverain, et qu’une femme ne doit pas s’y refuser. De nombreux moyens sont mis en place pour maintenir les femmes dans un rôle de « proie facile ».
Il s’agit donc aussi de renverser ça. Les techniques de luttes sont variées : de la parole à l’autodéfense, en passant par la réponse collective immédiate,… et autres. Je ne crois pas que ce soit le travail des victimes (effectives ou potentielles) de discuter avec les violeurs (potentiels ou effectifs, avoués ou inavoués). Toutefois si à la lecture de ces textes, certains sont amenés à remettre en question leurs positions de dominants, c’est tant mieux.
A noter enfin que je me suis allègrement servie pour une part des illustrations de la brochure « Non c’est non ! » écrite par des « féministes libertaires nantaises » avec des dessins de Marjo KKG, que je remercie sans lui avoir au préalable demandé son avis (mais c’est le cas aussi de tous les autres textes, d’ailleurs, j’emmerde les droits d’auteur).
Pour tout commentaire ou discussion ou autre, : loullaby at no-log.org
SOMMAIRE
p.3 : L’arbre qui cache la forêt – ou le contraire…, Claud[e]. http://gendertrouble.org/
p.5 : La femme comme champ de bataille, Matei Visniec, Actes-Sud papiers, 1996, (extrait).
p.8 : “Impossible de violer cette femme pleine de vices”, Virginie Despentes, in King-Kong Théorie, Grasset, 2006.
p.24 : Rapport Hite, Shere Hite, The Hite Report on Men and Male Sexuality, “Viol, domination – soumission et pornographie”, 1981, (extrait).
L’arbre qui cache la forêt – ou le contraire
You know I love you
Girl…
I don’t care if you don’t want me
I put a spell on you
Because you’re mine….
Joe Cocker et bien d’autres
Avoir été violé[e], comme quelque chose de sérieux, comme pour de vrai…
Est-ce que je sais ce que [ça] fait, moi ? Peut être que je l’ai su, il y 15 ans. Mais maintenant j’ai oublié.
Et les séquelles ? Est-ce que je sais ce que [ça] fait précisément ?
Est-ce que c’est vrai que le dégoût de mon corps (trop pour l’amour, assez pour ne pas avoir peur de la prostitution) est le résultat du viol ?
Est ce que c’est vrai que le violeur m’a pris mon corps et ne m’a laissé qu’une matrice ?
Peut-être qu’il est tout simplement correct d’être meurtri[e] quand on fait partie de la communauté souterraine des personnes violé[e]s ?
Peut-être que je n’aurais pas vielli différement sans [ça] ?
Peut-être que la peur et l’absence de relation entre moi et mon corps sont apparues bien avant [ça] , ou bien longtemps après ?
Peut-être même que c’est le viol qui est une chose correcte ?
Ou alors peut-être que, dans nos habitudes séculairement, pourries le corps des femmes ne leur appartient pas ?
Le problème ne serait donc pas le viol, mais la société patriarcale qui nous apprend qu’on est violé[e], qui l’accepte et l’encourage, par exemple en nous invitant fermement, par notre honte, à nous taire, à ne pas dévoiler le monstre, ou en ne nous croyant jamais… Qui nous apprend que le viol n’est pas un viol. Ou que le viol est quotidien de toute façon.
Une autre question simple : comment ce par quoi on nous fait tant de mal peut aussi être ce par et avec quoi on connaît un plaisir intense ?
Ou encore : comment ce qui ne nous appartient pas peut nous être pris ?
Comment attraper soi-même son propre corps ?
On connaît tou[s]tes quelqu’un[e] qui s’est fait violer. On en connaît qui sont crispé[e]s et d’autres qui ont une sexualité débordante et un rapport au corps heureux [malgré ça]. On en connaît qui n’ont pas été violé[e]s et qui ont des complexes terribles et une peur bleue du corps. Alors, c’est louche ? …
Le problème n’est pas juste le viol.
Le problème est au delà du viol.
Le problème autorise le viol.
Le problème organise le viol.
Le problème est patriarcal et sexiste.
Le patriarcat nous prive de toute possibilité d’autonomie. Le patriarcat prive les femmes du plaisir du corps en répandant en permanence l’idée saugrenue que le corps d’une femme est au service de celui des hommes.
Pour exemples : Le viol, Les rapports de séduction hétéros omniprésents, Se faire siffler, draguer, suivre, découper par les publicités, Se faire fétichiser dans les peintures à toutes les époques, L’humour sexiste où jamais la volonté d’une femme n’apparaît ou n’est écoutée, Ce que les medias de tous les horizons nous renvoient de la femme épanouie : séductrice jusqu’à ce qu’elle trouve un mari après quoi, elle peut arrêter de vouloir sortir et s’amuser, ou de faire des trucs intéressants, Tout ce qui associe pour les hommes bonheur-réussite-reconnaissance-sociale-possession-d’une-voiture-et-d’une-femme-argent-pouvoir-domination et tout ce qui associe pour les femmes bonheur-sérénité-maternité-reconnaissance-d’un-homme ; etc. tu peux t’amuser à rallonger la liste.
Pour revenir au viol, c’est un mouvement affreux commis dans une chorégraphie perverse. Ce patriarcat nous est inculqué dès le berceau et nous en devenons très vite les vecteurs[trices] par nos comportements les plus quotidiens. Seules la déconstruction et la réponse directe, individuelle et collective pourront amener la fin d’un régime autoritaire et sanglant qui se passe de dirigeant[e]s vu qu’il s’ancre traditionnellement dans des comportements privés. C’est d’une lutte intellectuelle et sanglante dont nous avons besoin maintenant.
Que crève le patriarcat.
Tout de suite.
La femme comme champ de bataille
Le texte qui suit est extrait de la pièce de théâtre de Matei Visniec, “La femme comme champ de bataille”. Il ne s’agit donc pas d’une étude critique, mais d’un texte écrit pour l’oral. L’exposé que l’auteur donne des rapports de genres a beau être perspicace, il n’en est pas moins déroutant par le manque d’analyse des constructions sexistes. Si bien que là où on pourrait attendre un point de vue critique, on ne trouve que des caricatures.
Il permet néanmoins d’envisager le viol dans un autre contexte. Il en découle que si l’agression prend une figure différente, elle n’en demeure pas moins un outil de la domination masculine, dans un processus où les femmes sont encore et toujours reléguées au rang d’objet (précieux, mais objet avant tout).
« KATE : Le nouveau guerrier des Balkans viole la femme de son ennemi ethnique pour donner ainsi le coup de grâce à son ennemi ethnique. Le sexe de la femme de son ennemi ethnique devient un champ de bataille à part entière. Nulle part ailleurs la haine ethnique ne se manifeste de façon plus forte que sur ce « nouveau » champ de bataille. Le nouveau guerrier ne s’y expose pas aux balles, aux obus, aux chars. Il ne s’expose qu’aux cris des femmes.
Mais ça ne fait qu’accroître sa volonté de servir sa patrie en allant jusqu’au bout. Le nouveau champ de bataille du nouveau guerrier : le sexe de la femme de son ancien voisin, le sexe de la femme de son ancien camarade d’école, le sexe de son proche qu’il a du appeler « frère » pendant presque un demi-siècle. […]
Le sexe de la femme comme champ de bataille : les combattants s’y lancent pour se donner en quelque sorte le coup de grâce. […]
De nos jours, dans les guerres ethniques, le viol est une forme de blitzkrieg. Rien ne peut déstabiliser d’une manière plus efficace l’ennemi ethnique que lorsqu’on viole sa femme. Plus de la moitié des femmes violées dans le contexte des guerres ethniques sont victimes d’agresseurs qu’elles connaissent ou qu’elles ont croisé souvent dans un périmètre de moins de soixante kilomètres. Environ la moitié des femmes que nous avons pu questionner déclarent que les hommes qui les ont violées sont des habitants du même village ou des villages voisins. Presque un quart des femmes que nous avons questionnées sont capables de donner le nom ou les noms de leurs agresseurs. Il paraît que beaucoup de femmes mariées à des hommes d’une autre ethnie que la leur ont été violées par des agresseurs de la même ethnie qu’elles pour être ainsi punies d’avoir fait un mariage mixte.
Pour le nouveau guerrier le viol de la femme de son ennemi ethnique a le goût de la victoire totale sur son adversaire. Dans les guerres interethniques, le sexe de la femme incarne la résistance. Le nouveau guerrier viole pour briser cette résistance. Il croit donner ainsi le coup de grâce à son adversaire.
Après avoir mis à l’abri sa femme, sa fille, sa mère, sa soeur, le combattant se lance dans la poursuite de la femme, de la fille, de la mère, de la soeur de l’adversaire. Très souvent, le nouveau guerrier ne cherche pas le face-à-face avec son ennemi juré, membre d’une autre ethnie.
Avant le face-à-face, le nouveau guerrier espère pouvoir détruire les sources de la vitalité de sont adversaire. Et ces sources là, il les connaît. Car il a été le voisin de son ennemi, il a travaillé dans le même lieu que son ennemi, il a très souvent été invité dans la maison de son ennemi, il connaît tous les membres de la famille de son ennemi, il connaît les coutumes de sont ennemi. Bref, son ennemi étant son frère, le guerrier sait que les femmes qui entourent son ennemi sont à la fois sa source de vitalité et son point le plus faible.
Les combattants ne violent pas par plaisir sauvage ou à cause de la frustration sexuelle. Le viol est une forme de stratégie militaire pour démoraliser l’ennemi. Le viol a, dans le cas concret des guerres ethniques en Europe, le même but que la destruction des maisons de l’ennemi, des églises ou des lieux de culte de l’ennemi, de ses vestiges culturels et de ses valeurs. »
Impossible de violer cette femme pleine de vice
Trust, Antisocial
Juillet 86, j’ai 17 ans. On est deux filles, en minijupe, je porte des collants rayés et des converses basses rouges. On revient de Londres, où on a dépensé en disques, teintures et divers accessoires cloutés tout l’argent qu’on avait en stock, donc plus une thune pour le voyage retour. On galère pour rejoindre Calais en stop, ça nous prend toute la journée, puis pour payer le ferry en faisant la manche directement à côté des guichets, quand on arrive à Calais la nuit est déjà bien tombée. Pendant la traversée on a cherché des gens en voiture qui nous rapprocheraient. Deux Italiens plutôt beaux, qui fument de l’herbe, nous conduisent jusqu’aux portes de Paris. On se retrouve en pleine nuit à une station essence, quelque part sur le périphérique. On décide d’attendre que le jour se lève et les routiers avec, pour trouver un camion qui irait direct sur Nancy. On traîne sur le parking, dans le magasin, il ne fait pas tellement froid.
Voiture de trois lascars, blancs, typiques banlieusards de l’époque, bières, pétards, il est question de Renaud, le chanteur. Comme ils sont trois, dans un premier temps, on refuse de monter avec eux. Ils se donnent la peine d’être vraiment sympas, faire des blagues et discuter. Ils nous convainquent que c’est trop bête d’attendre à l’ouest de Paris alors qu’ils pourraient nous dropper à l’est, là où ça sera plus facile de trouver quelqu’un. Et on monte dans la voiture. Des deux filles, je suis celle qui a le plus bourlingué, la plus grande gueule, celle qui décide qu’on peut y aller. Au moment où les portières claquent, cependant, on sait déjà que c’est une connerie. Mais au lieu de hurler « on descend » les quelques mètres où il est encore temps, on se dit chacune dans notre coin qu’il faut arrêter de paranoïer et de voir des violeurs partout.
Ça fait plus d’une heure qu’on parle avec eux, ils ont juste l’air de branleurs, amusants, vraiment pas agressifs. Cette proximité, depuis, parmi les choses indélébiles : corps d’hommes dans un lieu clos où l’on est enfermées, avec eux, mais pas semblables à eux. Jamais semblables, avec nos corps de femmes. Jamais en sécurité, jamais les mêmes qu’eux. Nous sommes du sexe de la peur, de l’humiliation, le sexe étranger. C’est sur cette exclusion de nos corps que se construisent les virilités, leur fameuse solidarité masculine, c’est dans ces moments qu’elle se noue. Un pacte reposant sur notre infériorité. Leurs rires de mecs, entre eux, le rire du plus fort, en nombre.
Pendant que ça se passe, ils font semblant de ne pas savoir exactement ce qui se passe. Parce qu’on est en minijupe, une cheveux verts, une cheveux orange, forcément, on « baise comme des lapins », donc le viol en train de se commettre n’en est pas tout à fait un. Comme pour la plupart des viols, j’imagine. J’imagine que, depuis, aucun de ces trois types ne s’identifient comme violeurs. Car ce qu’ils ont fait, eux, c’est autre chose. A trois avec un fusil contre deux filles qu’ils ont cognées jusqu’à les faire saigner : pas du viol. La preuve : si vraiment on avait tenu à ne pas se faire violer, on aurait préféré mourir, ou on aurait réussi à les tuer. Celles à qui ça arrive, du point de vue des agresseurs, d ’une manière ou d’une autre ils s’arrangent pour le croire, tant qu’elles s’en sortent vivantes, c’est que ça ne leur déplaisait pas tant que ça. C’est la seule explication que j’ai trouvée à ce paradoxe : dès la publication de Baise-moi, je rencontre des femmes qui viennent me raconter « j’ai été violée, à tel âge, dans telles circonstances ». Ça se répétait au point d’en être dérangeant, et dans un premier temps, je me suis même demandé si elles mentaient. C’est dans notre culture, dès la Bible et l’histoire de Joseph en Egypte, la parole de la femme qui accuse l’homme de viol est d’abord une parole qu’on met en doute. Puis j’ai fini par admettre : ça arrive tout le temps. Voilà un acte fédérateur, qui connecte toutes les classes, sociales, d’âges, de beautés et même de caractères. Alors, comment expliquer qu’on n’entende presque jamais la partie adverse : « j’ai violé Unetelle, tel jour, dans telles circonstances » ? Parce que les hommes continuent de faire ce que les femmes ont appris à faire pendant des siècles : appeler ça autrement, broder, « s’arranger », surtout ne pas utiliser le mot pour décrire ce qu’ils ont fait. Ils ont « un peu forcé » une fille, ils ont « un peu déconné », elle était « trop bourrée » ou bien c’était une nymphomane qui faisait semblant de ne pas vouloir : mais si ça a pu se faire, c’est qu’au fond la fille était consentante. Qu’il y ait besoin de la frapper, de la menacer, de s’y prendre à plusieurs pour la contraindre et qu’elle chiale avant pendant et après n’y change rien : dans la plupart des cas, le violeur s’arrange avec sa conscience, il n’y a pas eu de viol, juste une salope qui ne s’assume pas et qu’il a suffi de savoir convaincre. A moins que ça ne soit difficile à porter, aussi, de l’autre côté. On n’en sait rien, ils n’en parlent pas.
Il n’y a vraiment que les psychopathes graves, violeurs en série qui découpent les chattes à coups de tessons de bouteilles, ou pédophiles s’attaquant aux petites filles, qu’on identifie en prison. Car les hommes condamnent le viol. Ce qu’ils pratiquent, c’est toujours autre chose. On dit souvent que le porno augmente le nombre de viols. Hypocrite et absurde. Comme si l’agression sexuelle était une invention récente, et qu’il faille l’introduire dans les esprits par des films. En revanche, que les mâles français ne soient pas partis à la guerre depuis les années 60 et l’Algérie augmente certainement les viols « civils ». La vie militaire était une occasion régulière de pratiquer le viol collectif, « pour la bonne cause ». C’est d’abord une stratégie guerrière, qui participe à la virilisation du groupe qui la commet tandis qu’il affaiblit en l’hybridant le groupe adverse, et ce depuis que les guerres de conquête existent. Qu’on cesse de vouloir nous faire croire que la violence sexuelle à l’encontre des femmes est un phénomène récent, ou propre à un groupe quelconque. Les premières années, on a évité d’en parler.
Trois ans plus tard, sur les pentes de la Croix Rousse, une fille que j’aime beaucoup se fait violer chez elle, sur la table de la cuisine, par un type qui l’a suivie depuis la rue. Le jour où je l’apprends, je travaille dans un petit magasin de disques, Attaque Sonore, dans le vieux Lyon. Superbe temps, soleil, grande lumière d’été le long des murs des rues étroites de la vieille ville, vieilles pierres de taille polies, dans les blancs jaunis et orangés. Les quais de Saône, le pont, les façades des maisons. Ça m’a toujours tapée comme c’était beau, et ce jour particulièrement. Le viol ne trouble aucune tranquillité, c’est déjà contenu dans la ville. J’ai fermé le magasin et je suis partie marcher. Ça m’a plus révoltée que quand ça nous était arrivé directement. J’ai compris à travers son histoire à elle que c’était quelque chose qu’on attrapait et dont on ne se défaisait plus. Inoculé. Jusque-là, je m’étais dit que j’avais bien encaissé, que j’avais la peau dure et autre chose à foutre dans la vie que laisser trois ploucs me traumatiser. Ce n’est qu’en observant à quel point j’assimilais son viol à un événement après lequel rien ne sera jamais plus comme avant, que j’ai accepté d’entendre, par ricochet, ce que je ressentais pour nous-mêmes. Blessure d’une guerre qui doit se jouer dans le silence et l’obscurité.
J’avais 20 ans quand ça lui est arrivé, je ne tenais pas à ce qu’on me parle féminisme. Pas assez punk rock, trop bon esprit. Après son agression, je me suis ravisée et j’ai participé à un week-end de formation d’écoute de « Stop Viol », une permanence téléphonique, pour parler suite à une agression, ou prendre des renseignements juridiques. Ça avait à peine commencé que déjà je râlais dans mon coin : pourquoi on conseillerait à qui que ce soit d’aller porter plainte ? Aller chez les keufs, à part pour faire marcher une assurance, j’avais du mal à voir l’intérêt. Se déclarer victime d’un viol, dans un commissariat , je pensais instinctivement que c’était se remettre en danger. La loi des flics, c’est celle des hommes. Puis une intervenante a expliqué : « La plupart du temps, une femme qui parle de son viol commencera par l’appeler autrement ». Intérieurement, toujours, je renâcle : « n’importe quoi ». Voilà qui me semble être de la plus haute improbabilité : pourquoi elles ne diraient pas ce mot, et qu’est-ce qu’elle en sait, celle qui parle ? Elle croit qu’on se ressemble toutes, peut-être ? Soudain je me freine toute seule dans mon élan : qu’est-ce que j’ai fait, moi, jusque-là ? Les rares fois – le plus souvent bien bourrée – où j’ai voulu en parler, est-ce que j’ai dit le mot ? Jamais. Les rares fois où j’ai cherché à raconter ce truc, j’ai contourné le mot « viol » : « agressée », « embrouillée », « se faire serrer », « une galère », whatever… C’est que tant qu’elle ne porte pas son nom, l’agression perd sa spécificité, peut se confondre avec d’autres agressions, comme se faire braquer, embarquer par les flics, garder à vue, ou tabasser. Cette stratégie de la myopie a son utilité. Car, du moment qu’on appelle son viol un viol, c’est tout l’appareil de surveillance des femmes qui se met en branle : tu veux que ça se sache, ce qui t’est arrivé ? Tu veux que tout le monde te voie comme une femme à qui c’est arrivé ? Et, de toutes façons, comment peux-tu en être sortie vivante, sans être une salope patentée ? Une femme qui tiendrait à sa dignité aurait préféré se faire tuer. Ma survie, en elle-même, est une preuve qui parle contre moi. Le fait d’être plus terrorisée à l’idée d’être tuée que traumatisée par les coups de reins des trois connards, apparaissait comme une chose monstrueuse : je n’en avais jamais entendu parler, nulle part. Heureusement qu’étant punkette pratiquante, ma pureté de femme bien, je pouvais m’en passer. Car il faut être traumatisée d’un viol, il y a une série de marques visibles qu’il faut respecter : peur des hommes, de la nuit, de l’autonomie, dégoût du sexe et autres joyeusetés. On te le répète sur tous les tons : c’est grave, c’est un crime, les hommes qui t’aiment, s’ils le savent, ça va les rendre fous de douleur et de rage (c’est aussi un dialogue privé, le viol, où un homme déclare aux autres hommes : je baise vos femmes à l’arrachée). Mais le conseille plus raisonnable, pour tout un tas de raisons, reste « garde ça pour toi ». Etouffe, donc, entre les deux injonctions. Crève, salope, comme on dit. Alors le mot est évité. A cause de tout ce qu’il recouvre. Dans le camp des agressées, comme chez les agresseurs, on tourne autour du terme. C’est un silence croisé.
Les premières années, après le viol, surprise pénible : les livres ne pourront rien pour moi. Ça ne m’était jamais arrivé. Quand, par exemple, en 1984, je suis internée quelques mois, ma première réaction, en sortant, a été de lire. Le Pavillon des enfants fous, Vol au-dessus d’un nid de coucou, Quand j’avais cinq ans je m’ai tué, et les essais sur la psychiatrie, l’internement, la surveillance, l’adolescence. Les livres étaient là, tenaient compagnie, rendaient la chose possible, dicible, partageable. Prison, maladie, maltraitances, drogues, abandons, déportations, tous les traumas ont leur littérature. Mais ce trauma crucial, fondamental, définition première de la féminité, « celle qu’on peut prendre par effraction et qui doit rester sans défense », ce trauma-là n’entrait pas en littérature. Aucune femme après être passée par le viol n’avait eu recours aux mots pour en faire un sujet de roman. Rien, ni qui guide, ni qui accompagne. Ça ne passait pas dans le symbolique [2]. C’est extraordinaire qu’entre femmes on ne dise rien aux jeunes filles, pas le moindre passage de savoir, de consignes de survie, de conseils pratiques simples. Rien.
Enfin, en 1990, je monte à Paris voir un concert de Limbomaniacs, TGV, je lis Spin. Une certaine Camille Paglia y écrit un article qui m’interpelle et commence par me faire rigoler, dans lequel elle décrit l’effet que lui font les footballeurs sur un terrain, fascinantes bêtes de sexe pleines d’agressivité. Elle commençait son papier sur toute cette rage guerrière et à quel point ça lui plaisait, cet étalage de sueur et de cuisses musclées en action. Ce qui, de fil en aiguille, l’amenait au sujet du viol. J’ai oublié ses termes exacts. Mais, en substance : « C’est un risque inévitable, c’est un risque que les femmes doivent prendre en compte et accepter de courir si elles veulent sortir de chez elles et circuler librement. Si ça t’arrive, remets-toi debout, dust yourself et passe à autre chose. Et si ça te fait trop peur, il faut rester chez maman et t’occuper de faire ta manucure. » Ça m’a révoltée, sur le coup. Haut-le-coeur de défense. Dans les minutes qui ont suivi, de ce truc de grand calme intérieur : sonnée. Gare de Lyon, il faisait déjà nuit, j’appelais Caroline, toujours la même copine, avant de filer vers le nord trouver la salle rue Ordener. Je l’appelais, surexcitée, pour lui parler de cette Italienne américaine, qu’il fallait qu’elle lise ça et qu’elle me dise ce qu’elle en pensait. Ça a sonné Caroline, pareil que moi. Depuis plus rien n’a jamais été cloisonné, verrouillé, comme avant. Penser pour la première fois le viol de façon nouvelle. Le sujet jusqu’alors était resté tabou, tellement miné qu’on ne se permettait pas d’en dire autre chose que « quelle horreur » et « pauvres filles ». Pour la première fois, quelqu’un valorisait la faculté de s’en remettre, plutôt que de s’étendre complaisamment sur le florilège des traumas. Dévalorisation du viol, de sa portée, de sa résonance. Ça n’annulait rien à ce qui s’était passé, ça n’effaçait rien de ce qu’on avait appris cette nuit-là.
Camille Paglia est sans doute la plus controversée des féministes américaines. Elle proposait de penser le viol comme un risque à prendre, inhérent à notre condition de filles. Une liberté inouïe, de dédramatisation. Oui, on avait été dehors, un espace qui n’était pas pour nous. Oui, on avait vécu, au lieu de mourir. Oui, on était en minijupe seules sans un mec avec nous, la nuit, oui on avait été connes, et faibles, incapables de leur péter la gueule, faibles comme les filles apprennent à l’être quand on les agresse. Oui, ça nous était arrivé, mais pour la première fois, on comprenait ce qu’on avait fait : on était sorties dans la rue parce que, chez papa-maman, il ne se passait pas grand-chose. On avait pris le risque, on avait payé le prix, et plutôt qu’avoir honte d’être vivantes on pouvait décider de se relever et de s’en remettre le mieux possible. Paglia nous permettait de nous imaginer en guerrières, non plus responsables personnellement de ce qu’elles avaient bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu’il faut s’attendre à endurer si on est femme et qu’on veut s’aventurer à l’extérieur. Elle était la première à sortir le viol du cauchemar absolu, du non-dit, de ce qui ne doit surtout jamais arriver. Elle en faisait une circonstance politique, quelque chose qu’on devait apprendre à encaisser. Paglia changeait tout : il ne s’agissait plus de nier, ni de succomber, il s’agissait de faire avec.
Eté 2005, Philadelphie, je suis en face de Camille Paglia, on fait une interview pour un documentaire. Je hoche la tête avec enthousiasme en écoutant ce qu’elle dit. « Dans les années 60, sur les campus, les filles étaient enfermées dans les dortoirs à dix heures du soir, alors que les garçons faisaient ce qu’ils voulaient. Nous avons demandé « pourquoi cette différence de traitement ? » on nous a expliqué « parce que le monde est dangereux, vous risquez de vous faire violer », nous avons répondu « alors donnez-nous le droit de risquer d’être violées. ».
Parmi les réactions que le récit de mon histoire a suscitées, il y a eu celle-ci : « Et tu as fait du stop, encore, après ? » Parce que je racontais que je ne l’avais pas dit à mes parents, de peur qu’ils me bouclent à triple tour, pour mon propre bien. Parce que oui, j’ai refait du stop. Moins pimpante, moins avenante, mais j’ai recommencé. Jusqu’à ce que d’autres punks me donnent l’idée de voyager en prenant des amendes dans le train, je ne connaissais pas d’autres moyens pour aller voir un concert à Toulouse le jeudi et un autre à Lille le samedi. Et à l’époque, voir des concerts était plus important que tout. Justifiait de se mettre en danger. Rien ne pouvait être pire que rester dans ma chambre, loin de la vie, alors qu’il se passait tant de choses dehors. J’ai donc continué d’arriver dans des villes où je ne connaissais personne, de rester seule dans des gares jusqu’à ce qu’elles ferment pour y passer la nuit, ou de dormir dans des allées d’immeuble en attendant le train du lendemain. De faire comme si je n’étais pas une fille. Et si je n’ai plus jamais été violée, j’ai risqué de l’être cent fois ensuite, juste en étant beaucoup à l’extérieur. Ce que j’ai vécu, à cette époque, à cet âge-là, était irremplaçable, autrement plus intense que d’aller m’enfermer à l’école apprendre la docilité, ou de rester chez moi à regarder des magazines. C’était les meilleures années de ma vie, les plus riches et tonitruantes, et toutes les saloperies qui sont venues avec, j’ai trouvé les ressources pour les vivre. Mais j’ai scrupuleusement évité de raconter mon histoire parce que je connaissais d’avance le jugement : « ah, parce qu’ensuite tu as continué de faire du stop, si ça ne t’a pas calmée, c’est que ça a dû te plaire ».
Puisque dans le viol, il faut toujours prouver qu’on n’était vraiment pas d’accord. La culpabilité est comme soumise à une attraction morale non énoncée, qui voudrait qu’elle penche toujours du côté de celle qui s’est fait mettre, plutôt que de celui qui a cogné. Quand le film Baise-moi a été retiré de l’affiche, beaucoup de femmes – les hommes n’ont pas osé se prononcer sur ce point – ont tenu à affirmer publiquement : « Quelle horreur, il ne faudrait surtout pas croire que la violence est une solution contre le viol. » Ah bon ? On n’entend jamais parler dans les faits divers de filles, seules ou en bande, qui arrachent des bites avec les dents pendant les agressions, qui retrouvent les agresseurs pour leur faire la peau, ou leur mettre une trempe. Ça n’existe, pour l’instant, que dans les films réalisés par des hommes. La Dernière Maison sur la gauche, de Wes Craven, L’Ange de la vengeance, de Ferrara, I Spit on your Grave, de Meir Zarchi, par exemple. Les trois films commencent par des viols plus ou moins ignobles (plutôt plus que moins, d’ailleurs). Et détaillent dans une deuxième partie les vengeances ultra-sanglantes que les femmes infligent à leurs agresseurs. Quand des hommes mettent en scène des personnages de femmes, c’est rarement dans le but d’essayer de comprendre ce qu’elles vivent et ressentent en tant que femmes. C’est plutôt une façon de mettre en scène leur sensibilité d’hommes, dans un corps de femme. J’y reviendrai avec le porno [3], qui suit la même logique. Dans ces trois films, on voit donc comment les hommes réagiraient, à la place des femmes, face au viol. Bain de sang, d’une impitoyable violence. Le message qu’ils nous font passer est clair : comment ça se fait que vous ne vous défendez pas plus brutalement ? Ce qui est étonnant, effectivement, c’est qu’on ne réagisse pas comme ça. Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. Comme d’habitude, double contrainte : nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave, et en même temps, qu’on ne doit ni se défendre, ni se venger. Souffrir, et ne rien pouvoir faire d’autre. C’est Damoclès entre les cuisses.
Mais des femmes sentent la nécessité de l’affirmer encore : la violence n’est pas une solution. Pourtant, le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coups de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions « masculines », et comprendre ce que « non » veut dire. J’aurais préféré, cette nuit-là, être capable de sortir de ce qu’on a inculqué à mon sexe, et les égorger tous, un par un. Plutôt que vivre en étant cette personne qui n’ose pas se défendre, parce qu’elle est une femme, que la violence n’est pas son territoire, et que l’intégrité physique du corps d’un homme est plus importante que celle d’une femme.
Pendant ce viol, j’avais dans la poche de mon Teddy rouge et blanc un cran d’arrêt, manche noir rutilant, mécanique impeccable, lame fine mais longue, aiguisée, astiquée, brillante. Un cran d’arrêt que je brandissais assez facilement, en ces temps globalement confus. Je m’y étais attachée, à ma façon j’avais appris à m’en servir. Cette nuit-là, il est resté planqué dans ma poche et la seule pensée que j’ai eue à propos de cette lame était : pourvu qu’ils ne la trouvent pas, pourvu qu’ils ne décident pas de jouer avec. Je n’ai même pas pensé à m’en servir. Du moment que j’avais compris ce qui nous arrivait, j’étais convaincue qu’ils étaient les plus forts. Une question de mental. Je suis convaincue depuis que s’il s’était agi de nous faire voler nos blousons, ma réaction aurait été différente. Je n’étais pas téméraire, mais volontiers inconsciente. Mais, à ce moment précis, je me suis sentie femme, salement femme, comme je ne l’avais jamais senti, comme je ne l’ai plus jamais senti. Défendre ma propre peau ne me permettait pas de blesser un homme. Je crois que j’aurais réagi de la même façon s’il n’y avait eu qu’un seul garçon contre moi. C’est le projet du viol qui refaisait de moi une femme, quelqu’un d’essentiellement vulnérable. Les petites filles sont dressées pour ne jamais faire de mal aux hommes, et les femmes rappelées à l’ordre chaque fois qu’elles dérogent à la règle. Personne n’aime savoir à quel point il est lâche. Personne n’a envie de le savoir dans sa chair. Je ne suis pas furieuse contre moi de ne pas avoir osé en tuer un. Je suis furieuse contre une société qui m’a éduquée sans jamais m’apprendre à blesser un homme s’il m’écarte les cuisses de force, alors que cette même société m’a inculqué l’idée que c’était un crime dont je ne devais pas me remettre. Et je suis surtout folle de rage de ce qu’en face de trois hommes, une carabine et piégée dans une forêt dont on ne peut s’échapper en courant, je me sente encore aujourd’hui coupable de ne pas avoir eu le courage de nous défendre avec un petit couteau.
A la fin, il y en a un qui trouve cette lame, il la montre aux autres, sincèrement surpris que je ne l’aie pas sortie. « Alors, c’est que ça lui plaisait ». Les hommes, en toute sincérité, ignorent à quel point le dispositif d’émasculation des filles est imparable, à quel point tout est scrupuleusement organisé pour garantir qu’ils triomphent sans risquer grand-chose, quand ils s’attaquent à des femmes. Ils croient, benoîtement, que leur supériorité est due à leur grande force. Ça ne les dérange pas de se battre carabine contre cran d’arrêt. Ils estiment le combat égalitaire les bienheureux crétins. C’est tout le secret de leur tranquillité d’esprit. C’est étonnant qu’en 2006, alors que tant de monde se promène avec de minuscules ordinateurs cellulaires en poche, appareils photo, téléphones, répertoires, musique, il n’existe pas le moindre objet qu’on puisse se glisser dans la chatte quand on sort faire un tour dehors, et qui déchiquetterait la queue du premier connard qui s’y glisse. Peut-être que rendre le sexe féminin inaccessible par la force n’est pas souhaitable. Il faut que ça reste ouvert, et craintif, une femme. Sinon, qu’est-ce qui définirait la masculinité ?
Post-viol, la seule attitude tolérée consiste à retourner la violence contre soi. Prendre vingt kilos, par exemple. Sortir du marché sexuel, puisqu’on a été abîmée, se soustraire de soi-même au désir. En France, on ne tue pas les femmes à qui c’est arrivé, mais on attend d’elles qu’elles aient la décence de se signaler en tant que marchandise endommagée, polluée. Putes ou enlaidies, qu’elles sortent spontanément du vivier des épousables. Car le viol fabrique les meilleures putes. Une fois ouvertes par effraction, elles gardent parfois à fleur de peau une flétrissure que les hommes aiment, quelque chose de désespéré et de séduisant. Le viol est souvent initiatique, il taille dans le vif pour faire la femme offerte, qui ne se referme plus jamais tout à fait. Je suis sûre qu’il y a comme une odeur, quelque chose que les mâles repèrent, et qui les excite davantage. On s’obstine à faire comme si le viol était extraordinaire et périphérique, en dehors de la sexualité, évitable. Comme s’il ne concernait que peu de gens, agresseurs et victimes, comme s’il constituait une situation exceptionnelle, qui ne dise rien du reste. Alors qu’il est, au contraire, au centre, au coeur, socle de nos sexualités. Rituel sacrificiel central, il est omniprésent dans les arts, depuis l’Antiquité, représenté par les textes, les statues, les peintures, une constante à travers les siècles. Dans les jardins de Paris aussi bien que dans les musées, représentations d’hommes forçant des femmes. Dans Les Métamorphoses d’Ovide, on dirait que les dieux passent leur temps à vouloir attraper des femmes qui ne sont pas d’accord, à obtenir ce qu’ils veulent par la force. Facile, pour eux qui sont des dieux. Et quand elles tombent enceintes, c’est encore sur elles que les femmes des dieux se vengent. La condition féminine, son alphabet. Toujours coupables de ce qu’on nous fait. Créatures tenues pour responsables du désir qu’elles suscitent. Le viol est un programme politique précis : squelette du capitalisme, il est la représentation crue et directe de l’exercice du pouvoir. Il désigne un dominant et organise les lois du jeu pour lui permettre d’exercer son pouvoir sans restriction. Voler, arracher, extorquer, imposer, que sa volonté s’exerce sans entraves et qu’il jouisse de sa brutalité, sans que la partie adverse puisse manifester de résistance. Jouissance de l’annulation de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité.
Le viol, c’est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre : je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée. Le viol, c’est le propre de l’homme, non pas la guerre, la chasse, le désir cru, la violence ou la barbarie, mais bien le viol, que les femmes – jusqu’à présent – ne se sont jamais approprié. La mystique masculine doit être construite comme étant par nature dangereuse, criminelle, incontrôlable. A ce titre elle doit être rigoureusement surveillée par la loi, régentée par le groupe. Derrière la toile du contrôle de la sexualité féminine paraît le but premier du politique : former le caractère viril comme asocial, pulsionnel, brutal. Et le viol sert d’abord de véhicule à cette constatation : le désir de l’homme est plus fort que lui, il est impuissant à le dominer. On entend encore souvent dire “ grâce aux putes, il y a moins de viols ”, comme si les mâles ne pouvaient pas se retenir, qu’ils doivent se décharger quelque part. Croyance politique construite, et non l’évidence naturelle – pulsionnelle – qu’on veut nous faire croire. Si la testostérone faisait d’eux des animaux aux pulsions indomptables, ils tueraient aussi facilement qu’ils violent. C’est loin d’être le cas. Les discours sur la question du masculin sont émaillés de résidus d’obscurantismes. Le viol, l’acte condamné dont on ne doit pas parler, synthétise un ensemble de croyances fondamentales concernant la virilité.
Il y a ce fantasme du viol. Ce fantasme sexuel. Si je veux vraiment parler de « mon » viol, il faut que je passe par ça. C’est un fantasme que j’ai depuis que je suis petite. Je dirais que c’est un vestige du peu d’éducation religieuse que j’ai reçue, indirectement, par les livres, la télé, des enfants à l’école, des voisins. Les saintes, attachées, brûlées vives, les martyres ont été les premières images à provoquer chez moi des émotions érotiques. L’idée d’être livrée, forcée, contrainte est une fascination morbide et excitante pour la petite fille que je suis alors. Ensuite, ces fantasmes ne me quittent plus. Je suis sûre que nombreuses sont les femmes qui préfèrent ne pas se masturber, prétendant que ça ne les intéresse pas, plutôt que de savoir ce qui les excite. Nous ne sommes pas toutes les mêmes, mais je ne suis pas la seule dans mon cas. Ces fantasmes de viol, d’être prise de force, dans des conditions plus ou moins brutales, que je décline tout au long de ma vie masturbatoire, ne me viennent pas « out of the blue ». C’est un dispositif culturel prégnant et précis, qui prédestine la sexualité des femmes à jouir de leur propre impuissance, c’est-à-dire de la supériorité de l’autre, autant qu’à jouir contre leur gré, plutôt que comme des salopes qui aiment le sexe. Dans la morale judéochrétienne, mieux vaut être prise de force que prise pour une chienne, on nous l’a assez répété. Il y a une prédisposition féminine au masochisme, elle ne vient pas de nos hormones, ni du temps des cavernes, mais d’un système culturel précis, et elle n’est pas sans implications dérangeantes dans l’exercice que nous pouvons faire de nos indépendances. Voluptueuse et excitante, elle est aussi handicapante : être attirée par ce qui détruit nous écarte toujours du pouvoir. Dans le cas précis du viol, elle pose le problème du sentiment de culpabilité : puisque je l’ai souvent fantasmé, je suis co-responsable de mon agression. Pour ne rien arranger, de ce genre de fantasmes on ne parle pas. Surtout si on a été violée. Nous sommes probablement nombreuses dans ce même cas, à avoir enduré le viol, en étant préalablement familières des fantasmes de ce type. Pourtant, sur la question, il n’y a que du silence, car ce qui est indicible peut saper sans entraves.
Quand le garçon se retourne et déclare « fini de rire » en me collant la première beigne, ça n’est pas la pénétration qui me terrorise, mais l’idée qu’ils vont nous tuer. Pour qu’ensuite on ne puisse pas parler. Ni porter plainte, ni témoigner. A leur place, somme toute, c’est ce que j’aurais fait. De la peur de la mort, je me souviens précisément. Cette sensation blanche, une éternité, ne plus rien être, déjà plus rien. Ça se rapproche davantage d’un trauma de guerre que du trauma du viol, tel que je le lis dans les livres. C’est la possibilité de la mort, la proximité de la mort, la soumission à la haine déshumanisée des autres, qui rend cette nuit indélébile. Pour moi, le viol, avant tout, a cette particularité : il est obsédant. J’y reviens, tout le temps. Depuis vingt ans, chaque fois que je crois en avoir fini avec ça, j’y reviens. Pour en dire des choses différentes, contradictoires. Romans, nouvelles, chansons, films. J’imagine toujours pouvoir un jour en finir avec ça. Liquider l’événement, le vider, l’épuiser.
Le rapport Hite
[4]
Pourquoi les hommes violent-ils les femmes ? Puisqu’un homme peut toujours atteindre l’orgasme par la masturbation, quelle est la signification du viol ? Comme nous l’avons vu dans cette section, la plupart des hommes ne violent pas par « désir sexuel » mais poussés par des sentiments tels que la colère, le manque de confiance en soi et le désir d’affirmer la virilité, la domination de l’homme, et « remettre une femme à sa place ». Etre viril équivaut donc pour certains hommes à dominer une femme. Dominer une femme peut être un moyen pour l’homme de se donner un sentiment de réussite qu’il n’éprouve peut-être pas dans d’autres domaines. Comme dit un homme : « En général j’ai des fantasmes de viol dans les moments où je me sens “largué” – violer quelqu’un serait une façon symbolique de me faire reconnaître par les autres. »
Le fantasme de viol typique exprimé par les hommes dans cette enquête est le suivant : « Dans mes fantasmes, il m’arrive de baiser (ou de déflorer) une femme qui au départ n’en a pas envie, se refuse ou a peur mais qui, au bout d’un moment, devient brûlante de passion et finit par avoir autant de plaisir que moi. » Beaucoup d’hommes estiment que les femmes n’ont pas le droit de les repousser. Les hommes passent pour être supérieurs aux femmes après tout ; et c’est la pire insulte imaginable que de se faire repousser par un inférieur. Ce sont les hommes qui sont censés faire le choix (« choisir une épouse », « prendre femme »).
De plus, la société enseigne aux hommes que les femmes devraient les aimer, et que c’est un de leurs principaux devoirs : les femmes qui « n’aiment » pas les hommes sont de « mauvaises » femmes. Et donc, si les femmes ne sont pas disposées à avoir un rapport sexuel, les hommes ont le droit de les y contraindre… En d’autres termes, un homme, dans notre société, c’est avant tout quelqu’un qui fait l’amour à une femme ; c’est pourquoi une femme qui « se refuse » à un homme « lui refuse son droit d’être un homme ». Elle n’a pas le « droit » de faire ça, et donc il a le « droit » de la prendre de force.
Définir la sexualité par le coït revient à définir la sexualité par le viol puisque traditionnellement l’épouse était obligée de faire l’amour à la demande de son mari et n’était pas autorisée à utiliser un moyen de contraception. Cela a effectivement privé la femme de tout pouvoir sur son propre corps. Cette situation existe encore aujourd’hui pour beaucoup de femmes, et l’idée que les hommes possèdent le corps des femmes et qu’ils y ont droit est encore très répandue parmi eux.
Mais le viol n’a pas toujours existé – parce que le coït n’a pas toujours été considéré comme un acte symbolique et signifiant. Le mythe de « l’homme des cavernes » qui ramène « sa femme par les cheveux » n’est rien d’autre qu’un mythe. Le viol n’est pas la satisfaction d’un besoin physique ; le viol est culturel. Si nous vivions dans une société où les hommes n’avaient pas le sentiment qu’ils doivent dominer les femmes et si le coït n’était pas le symbole culturel de première importance qu’il est devenu, les hommes considéreraient-ils comme signifiant l’acte de prendre une femme de force ? Qu’est-ce qui fait l’attrait émotionnel de l’acte ? C’est sa signification, le fait qu’il symbolise l’acceptation et le statut de l’homme, pour beaucoup d’entre eux.
Bien trop souvent, l’idéologie patriarcale de l’« homme » combinée à l’aliénation et à la solitude que cette pression peut parfois engendrer, et qui sont parfois suscitées par des sentiments de rejet ou d’échec (même légers, un accrochage au travail par exemple), font des hommes des prédateurs de femmes, des charognards de la tendresse, et les poussent à extorquer aux femmes le « oui » à leurs « besoins biologiques » (et donc « virils », « pas faibles »). En fait il y aurait matière dans cette enquête à émettre l’hypothèse qu’une grande partie de la vie sexuelle des hommes concerne cette demande d’amour, de tendresse et d’attention et de « soumission » de la femme plutôt qu’un désir « sexuel » ou qu’une vraie passion.
En bref, plus un homme manque de confiance en lui, plus il est possible qu’il essaie de faire de l’acte sexuel un substitut au contact émotionnel ; et plus un homme pense que c’est la seule façon pour lui d’avoir des contacts personnels, émotionnels avec les autres, plus il est susceptible de se plaindre de ne pas avoir assez de rapports sexuels.
Ces schémas mentaux peuvent en fin de compte amener certains hommes à penser qu’ils sont absolument dans leur droit en violant une femme. […]
Après une première enquête qui a duré 4 ans durant lesquels Shere Hite a interrogé 3000 femmes de 14 à 78 ans (The Hite Report on Female Sexuality, 1976, traduction en français 1977), l’auteure propose une autre enquête auprès des hommes publiée en 1981 (The Hite Report on Men and Male Sexuality, 1981). Ce texte est la conclusion du chapitre “Viol, domination – soumission et pornographie”. Un Nouveau rapport Hite est paru en 2000, traduit apparemment en 2004 en français.
[1] De ce fait j’ai choisi de ne pas féminiser le terme « violeur »
[2] Il existe tout de même quelques auteur-e-s qui ont abordé le sujet : Elfride Jelinek avec Lust, pour ne donner qu’un exemple.
[3] Virginie Despentes, King-Kong théorie, « Porno sorcières », Grasset, 2006
[4] Le texte reproduit ici est extrait de la conclusion du chapitre « Viol, domination – soumission et pornographie » du Rapport Hite.