Le viol ordinaire

Le_viol_ordinaireIl est question dans ce texte de viol ordinaire, « une forme de « viol doux » (pourrait-on dire), un de ces viols qui se cachent dans les relations amicales, amoureuses, conjugales. C’est peut-être la plus répandue des formes de viols. Et aussi celle dont on ne parle pas beaucoup parce que ce n’est pas un de ces viols de parkings ultra violents, où un inconnu use de sa force physique pour nous soumettre à ce qu’il veut en nous tabassant. C’est le viol sournois, le viol déguisé en amour, le viol de la soirée entre copains, le viol du foyer, le viol du petit copain… »

2008

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Viol : acte de violence par lequel une personne non consentante est contrainte à des relations sexuelles. Action de violer.
Mais aussi et surtout : « Un viol, c’est une relation sexuelle non consentie, avec ou sans pénétration, avec ton/tes compagnons, avec un inconnu, avec ou sans violence physique. Le viol, ce n’est pas seulement l’image stéréotypée d’un gros méchant qui nous poursuit avec une arme dans une rue sombre, mais c’est aussi un moment où on n’entend pas notre NON.

 

J’ai décidé d’écrire ce texte pour raconter une de mes mésaventures masculines. La mésaventure en question commence à dater (environ 4 ans) mais j’y pense encore très souvent, et je ressens le besoin de partager mes pensées à son propos.
Il s’agit d’une forme de « viol doux » (pourrait-on dire), un de ces viols qui se cachent dans les relations amicales, amoureuses, conjugales. C’est peut-être la plus répandue des formes de viols. Et aussi celle dont on ne parle pas beaucoup parce que ce n’est pas un de ces viols de parkings ultra violents, où un inconnu use de sa force physique pour nous soumettre à ce qu’il veut en nous tabassant. C’est le viol sournois, le viol déguisé en amour, le viol de la soirée entre copains, le viol du foyer, le viol du petit copain…
J’ai voulu raconter cette histoire, son contexte, ma situation de l’époque et comment je la perçois aujourd’hui. J’ai voulu raconter pour aider des filles qui auraient vécu la même chose à en parler ou simplement à ne pas se sentir seule face à ce type d’abus qui pour beaucoup de personnes ne sont pas « si violents que ça » (« Ahhh ! Mais c’est pas vraiment du viol ça !« ). J’ai voulu raconter aussi pour moi, pour mettre cette histoire au passé une bonne fois pour toutes.

L’histoire :

C’était dans ma dix-septième année, il était mon ami (je le nommerai A). On se voyait tous les jours au lycée et on était très proches. Au bout de quelques mois, on a commencé à coucher ensemble de temps en temps mais on n’était pas en couple. On avait posé comme base que si l’un de nous deux commençait une autre relation de ’couple’ et exclusive, on arrêterait d’avoir des relations sexuelles. Ce n’était pas très égal, je crois, parce qu’il était amoureux de moi mais il avait accepté les termes du contrat. Du temps a passé, il est parti à Grenoble pour faire ses études (il avait un an de plus que moi), notre relation est restée la même mais on se voyait moins.
Au bout d’un certain temps, j’ai rencontré un autre mec et j’ai commencé une relation avec lui. Il était très jaloux et refusait absolument toute idée de non-exclusivité, ce que j’ai accepté. J’ai donc parlé à A de cette relation et lui ai dit que je ne voulais plus coucher avec lui, il l’a mal vécu mais a accepté (non sans pressions psychologiques diverses et variées…). Bien sûr, on resterait « amis ».

Un jour, il m’a invitée pour le week-end chez lui, à Grenoble. Me voilà là-bas, soirée entre potes, on boit, on fume, et on va se coucher. Il essaye de me toucher, je lui dis que je ne veux pas, que j’ai ce copain qui n’apprécierait pas et qu’en plus je n’en ai pas envie. Il insiste, je persiste, on s’endort.

Et dans la nuit, je me réveille avec sa main dans ma culotte qui me touche et me pénètre. Je suis choquée, fais semblant de dormir encore et bouge pour me mettre dans une position où il ne pourrait pas me toucher si ’intimement’. Il attend quelques minutes (bien sûr je n’ai pas pu me rendormir) et tout doucement, il me bouge les jambes pour me retourner et les écarte. Il recommence. Je suis dégoûtée, je me sens mal mais je ne dis rien parce que j’ai peur et honte et que je me sens coupable. Je suis surtout pétrifiée de surprise et de dégoût. Je supporte un moment, ne sachant que faire ni comment réagir puis –ne pouvant laisser faire ça– je me lève et vais aux toilettes, sans rien dire toujours. Je retourne me coucher à côté de lui en espérant qu’il ne recommencera pas. En effet, il n’a pas recommencé mais le mal était fait. Le lendemain tout se passe comme si de rien n’était.

Je n’ai rien dit parce que je me sentais coupable. Il faisait tout pour me faire savoir qu’il était amoureux de moi et je me disais que je n’aurais pas dû le provoquer en allant dormir chez lui (état d’esprit très répandu et que j’avais assimilé) et puis j’avais honte et je ne voulais pas le mettre en face de sa violence (qui pour moi n’en était pas vraiment une puisque il ne m’avait pas frappée, après tout… et puis c’était surtout une preuve d’amour). Peut être aussi parce que moi même je ne voulais pas accepter que mon ami ait pu me faire ça sans que cela ne lui pose de problèmes, qu’il ait agi comme avec un objet en me positionnant comme il le voulait et ne tenant pas compte de ma volonté. En plus, je me sentais coupable vis à vis de mon copain que j’avais trompé du coup. Et s’il l’apprenait, il me reprocherait d’avoir dormi dans le même lit que A en pensant qu’il ne se passerait rien de sexuel (puisqu’il est évident que dormir avec quelqu’un signifie obligatoirement chercher à avoir des relations sexuelles avec lui…).
J’étais coincée.

Comme ce n’était pas la première fois que ce genre de choses m’arrivait et que j’évoluais dans un milieu ultra sexiste, je n’ai pas considéré que c’était très grave, j’étais simplement déçue et je ne pouvais ni identifier ni analyser le sentiment de dégoût profond que je ressentais vis à vis de moi et de mon corps. J’avais juste une boule au ventre et comme (pour diverses raisons) elle était là souvent, je ne le remarquais plus. Il m’avait déçue mais rien de plus, le dégoût et la colère étaient contre moi et contre mon corps.

Le temps a passé, je le voyais de moins en moins puisque mon copain (qui n’avait absolument pas confiance en moi) me faisait des crises à chaque fois que j’allais voir mes potes. J’ai donc fini par ne plus les voir ou très occasionnellement. Jusqu’au jour où je me suis séparée de ce jaloux et où j’ai recommencé à aller les voir. Il vivait désormais à Lyon, moi à Grenoble. On ne se voyait que le week-end, nous étions toujours amis mais il y avait de la distance entre nous puisque cet ‘incident’ avait brisé ma confiance. Et puis il avait une copine jalouse, il était accaparé. Ils ont fini par rompre.

On a fêté le nouvel an 2005 à Lyon, chez lui. J’ai accepté de dormir dans son lit, en lui spécifiant qu’on ne coucherait pas ensemble. On a fait quelques câlins, il a voulu « aller plus loin », j’ai refusé et on s’est endormis. Et dans la nuit, même scénario, sa main dans ma culotte, ses doigts qui me pénètrent. Sauf que cette fois, j’ai réagi. Je lui ai dit d’arrêter ça, de ne pas recommencer (c’était la première fois que j’évoquais ce qui s’était passé presque un an plus tôt), il m’a répondu que c’était parce que j’avais la peau trop douce, que j’étais trop belle et qu’il m’aimait trop. Il ne pouvait pas s’en empêcher… Et le lendemain alors qu’il était parti à la fac, en me réveillant, j’ai trouvé une lettre.

La lettre :

« Bonjour p’tite puce,

J’espère que tu as, quand même, bien dormi. Je voulais te dire que je m’excuse pour cette nuit, j’aurais aimé te dire que j’étais désolé au bon moment mais je n’ai pas pu (je suppose que je ne voulais pas avoir tort…). Mais, tu sais, en ce moment, je n’arrive pas trop à cerner notre relation. De plus, tu représentes énormément de choses à mes yeux : ma meilleure amie, la personne qui m’attire le plus au monde…
Tu me manquais, on a commencé à faire des câlins et je n’ai pas pu m’empêcher d’essayer d’aller plus loin ! Je me hais pour ce que j’ai osé refaire, mais sache que cela ne part vraiment pas d’une mauvaise intention, je veux juste te faire plaisir parce que ça me rend heureux quand tu es « contente » (ce n’est pas vraiment le mot que je voulais utiliser mais heureuse ça aurait fait répétition).
En écrivant cette lettre, je ne peux (malheureusement) pas m’empêcher de te regarder dormir à côté de moi, et de te caresser la peau, j’aimerais vraiment savoir pourquoi…
Jusqu’à présent, je trouvais que les lettres dans ce style étaient pour les imbéciles ou les lâches. Ce qui veut dire que soit je suis un imbécile ou un lâche (ou les deux), soit j’ai un problème pour m’exprimer avec toi. Je pense que, malgré tout, tu m’intimides énormément et j’essayais jusqu’à présent de le cacher au plus profond de moi même et je comprends maintenant pourquoi certaines personnes écrivent ce genre de lettre, c’est en réalité un formidable défouloir. Ca me fait beaucoup de bien de t’écrire ceci.
J’espère pour autant que cette lettre ne t’effrayera pas, que tu ne m’en voudras pas trop pour ce que je t’ai fait et que tu me feras un petit câlin quand je te verrai.

Je te fais d’énormes bisous
A.
 »

Je pensais souvent à cette lettre depuis que j’avais osé parler de cette histoire, en me demandant où elle était. Je l’ai retrouvée récemment par hasard. J’ai donc décidé de la décrypter et d’en faire une petite analyse selon ce que je suis devenue aujourd’hui :

Elle commence par un mot doux comme pour combler la violence de l’acte.

« J’espère que tu as, quand même, bien dormi. »
La première phrase révèle une légèreté, une inconscience totale vis à vis de cette violence, comme s’il avait pris toute la couverture, comme s’il avait mis et oublié le chauffage à fond toute la nuit. Comme si c’était quelque chose qui avait juste rendu ma nuit moins agréable. Alors qu’il y a de la violence, de la transgression, de l’irrespect dans son acte. Il y a un déni de moi en tant que sujet capable de choix. Puisque ma faculté de décision ne va pas dans le sens de ses intérêts, il attend que je sois en position de faiblesse pour user de son pouvoir et me placer devant le fait accompli…

« je m’excuse »
Le choix de la formule est lourd de sens, la sémantique révélatrice : il se pardonne tout seul et s’attend à ce que j’en fasse de même.

« j’aurais aimé te dire que j’étais désolé au bon moment mais je n’ai pas pu (je suppose que je ne voulais pas avoir tort…) »
Il y a eu un refus de reconnaître l’acte, la transgression du non, le dépassement de mes limites sur le moment. Alors il a eu besoin de minimiser. Il lui a fallu un peu de temps pour trouver comment arranger la sauce d’une manière qui ne gêne pas trop sa conscience tout en paraissant tout de même reconnaître sa faute. Paradoxalement (et je crois qu’il le fait malgré lui), il reconnaît sa volonté générale de dominer par le « je suppose que je ne voulais pas avoir tort… » : erreur rhétorique.

« Mais, tu sais, en ce moment, je n’arrive pas trop à cerner notre relation »
Je vois là dedans une tentative de trouver des excuses, une tentative de se justifier. Pour moi, il n’est pas question de cerner la relation (ni de la faire rentrer dans une case) mais il est question de la considération de mes envies, de mes décisions. Il est question du respect de ma capacité à décider et à choisir ce qu’il m’arrive en tant qu’individue.

« De plus, tu représentes énormément de choses à mes yeux : ma meilleure amie, la personne qui m’attire le plus au monde… »
« C’est parce que je t’aime que je te fais du mal ». Il est plus difficile d’en vouloir à quelqu’un de nous aimer. « Tu ne vas quand même pas me reprocher de faire les choses par amour ? ». Il me semble que le « tu es quelqu’une d’importante dans ma vie » engendre une certaine pression. Si je réagis violemment, si je considère l’acte pour ce qu’il est, je nie ses sentiments et je porte la responsabilité en cas de rupture, lui n’a agi que par amour, un amour qui le dépasse. Cela met en jeu la relation et sa nature. « tu représentes beaucoup, je ne veux pas te perdre », comme si ce n’était pas l’acte en lui même mais ma réaction à celui ci qui créait la situation à risque pour lui. S’il y avait rupture, ce ne serait pas de sa faute mais ce serait à cause de ma réaction. Il place tout l’enjeu sur moi, il fait reposer la responsabilité des conséquences de son acte sur ma réaction.

« Tu me manquais, on a commencé à faire des câlins et je n’ai pas pu m’empêcher d’essayer d’aller plus loin ! »
Il ne fallait pas faire de câlins du tout. Les câlins n’ont qu’une seule perspective : le sexe et la pénétration. Ils ne sont pas loin déjà, ils sont tout près.
Il ne se contrôle pas, il n’a pas pu s’empêcher parce qu’on a fait des câlins, parce que je l’ai provoqué. Il ne faut rien faire du tout si on ne veut pas se réveiller avec des mains sur son corps, des doigts dans son vagin. Mes désirs et mes limites ne comptent pas. Seuls ses désirs et ce qu’il veut ont de l’importance. Il nie ma liberté de choix sitôt qu’elle contrarie ses intérêts immédiats. Et bien sûr c’est plus fort que lui, il ne le choisit pas vraiment.
J’y vois comme une survivance du mythe d’Eve et de la pomme (mythe dont l’Eglise s’est longtemps servie pour asseoir le patriarcat catholique). En faisant de la femme un démon, une tentatrice qui provoque toujours l’homme, il devient aisé de faire peser sur elle toutes les horreurs de la domination masculine. En particulier de rejeter sur nous, de justifier et fonder la volonté (consciente ou non) des hommes d’asservir notre volonté et notre conscience à leurs désirs, tout simplement leur incapacité à considérer notre intelligence égale à la leur et évoluant au même niveau.

« Je me hais pour ce que j’ai osé refaire »
Auto flagellation. Je n’ai pas à le haïr puisqu’il le fait déjà. Et je ne peux pas lui reprocher son acte puisqu’il se le reproche lui même à la manière qu’il préfère. Ici, il essaye de montrer qu’il ressent « ce qu’il faut ressentir » par rapport à son acte, qu’il a la bonne réaction : je suis conscient de ce que j’ai fait donc, tu vois, ce n’est pas si horrible…
Le préfixe de « refaire » est la seule occurrence du fait que c’est déjà arrivé, comme si au fond ce n’était pas si grave.
Il recommence parce que la première fois, j’ai laissé passer (pour toutes les raisons que j’ai déjà évoquées mais aussi) en considérant que ce qu’il avait fait était suffisamment horrible pour qu’il prenne conscience tout seul de sa violence. Mais en réalité, le petit garçon n’ayant pas été puni, il croit pouvoir réitérer sans prendre plus de risques. Il n’implique pas son éthique, sa morale personnelle dans son acte, seul son désir détermine son acte : il se refuse à considérer ce qu’il crée de néfaste en moi. Cela ressemble un peu (comparaison plus ou moins heureuse) à l’attitude des « occidentaux » vis-à-vis des personnes vivant dans les pays soumis aux puissances économiques : « Mais non ! Mon mode de vie n’engendre pas de misère là-bas, ça n’a rien à voir ! » ou plutôt « Tant pis si je crée de l’injustice, j’ai envie de ça maintenant ! »

« mais sache que cela ne part vraiment pas d’une mauvaise intention, je veux juste te faire plaisir parce que ça me rend heureux quand tu es « contente » »
Après tout, il n’a pas si mal agi que ça puisqu’il ne voulait pas me faire de mal. Il opère une dissociation entre la volonté qui impulse l’acte, l’acte lui même et les conséquences de ce dernier sur moi. Pour moi, chaque phénomène a sa conséquence et il faut l’envisager, il ne pouvait que savoir qu’il me ferait du mal puisque éveillée j’avais refusé.
« juste te faire plaisir« . Quand je dis que je ne veux pas quelque chose, il pense me faire plaisir en me mettant devant le fait accompli, en transgressant ma volonté. Comme si le fait de « stimuler mes zones dites érogènes » à mon insu allait systématiquement engendrer du plaisir pour moi a fortiori lorsque je dis que je n’en ai pas envie…
« ça me rend heureux« . Je décide pour toi de ce qui te rend heureuse et je le fais pour être heureux : tout est dit.

« En écrivant cette lettre, je ne peux (malheureusement) pas m’empêcher de te regarder dormir à côté de moi, et de te caresser la peau »
C’est pour lui que c’est difficile, il ne peut bien sûr pas se contrôler. Je trouve cela un peu capricieux : rien ne doit lui résister. Après « l’incident », il continue de faire ce qu’il pense être le maximum possible de ce qu’il veut. Il ne se dit pas que -peut être- le mieux à faire serait de me foutre la paix. Il se présente comme faible alors que c’est un acte de domination qu’il vient d’effectuer et qu’il a reconnu (plus tôt et malgré lui) sa volonté de dominer, de prendre les décisions.

«  J’aimerais vraiment savoir pourquoi… »
C’est très simple : parce que sa liberté de choix dépasse la mienne, parce que ses désirs et ses choix valent plus que les miens et parce qu’il ne respecte pas mes limites. Il essaye de passer par la case « laisse la décider » mais comme ma décision ne lui convient pas, il choisit de transgresser. L’idée de « laisse la » est d’ailleurs significative : c’est lui qui décide de ma possibilité de choix.

« Ce qui veut dire que soit je suis un imbécile ou un lâche (ou les deux), soit j’ai un problème pour m’exprimer avec toi. »
Il évoque vaguement l’idée qu’il pourrait être imbécile et lâche mais il préfère insister sur le fait qu’il ne peut pas s’exprimer avec moi. C’est pour lui que la situation est difficile et c’est pour ça qu’il agit comme ça. C’est lui qui est face à un problème, c’est lui qu’il faut aider et c’est mon rôle. Je dois remballer ma douleur et penser à lui –pauvre petit– qui est dans une situation difficile (je le domine par l’amour qu’il éprouve pour moi, comme s’il s’agissait d’un acte délibéré et conscient de ma part, du résultat d’une volonté) et le consoler en lui disant que ce n’est pas si grave.

« tu m’intimides énormément et j’essayais jusqu’à présent de le cacher au plus profond de moi même »
Il évoque ses problèmes existentiels vis à vis de moi comme s’ils justifiaient son acte, comme s’ils en étaient la cause. Il préfère ne pas se dire que rien ne justifie un tel déni et qu’il est impardonnable. De plus, il focalise sur lui. Pas un instant dans sa lettre, il n’évoque la douleur qu’il engendre en moi. Il n’y pense même pas. Il ne voit que ce qui, pour lui, est un problème. Il n’essaye pas d’imaginer les conséquences pour moi et mon rapport à mon corps après ça, c’était juste un moment désagréable –point.
Je l’intimide ? C’est pour ça qu’il se permet de mettre ses doigts dans mon vagin à mon insu ? Si je l’intimidais vraiment, il n’oserait même pas me parler ou en tout cas, il ne pourrait pas faire ça. Encore une fois, il tente de reporter la responsabilité sur moi : c’est parce qu’il est intimidé par moi, par mon attitude et ce que j’éveille en lui qu’il agit comme ça.

« c’est en réalité un formidable défouloir. Ca me fait beaucoup de bien de t’écrire ceci. »
Il insiste encore sur son mal-être et ses besoins. J’interprète cela comme ceci : à ses yeux, son problème de conscience (avec laquelle il s’arrange fort bien) a plus de place que les conséquences de sa violence sur moi. C’est lui qui a besoin que quelque chose le soulage, lui fasse du bien. Et moi, quel est mon défouloir ? En attendant, j’intériorise tout et prends l’habitude de ne pas décider de ce qui est fait de mon corps, sur mon corps. En attendant, je prends l’habitude d’être touchée même si je ne le veux pas, habitude que j’intégrerais tellement bien qu’après ça, je ne prendrais même plus la peine de dire non et attendrais que ça passe. Tellement que même encore maintenant, j’ai du mal à dire « non ».

« J’espère pour autant que cette lettre ne t’effrayera pas, que tu ne m’en voudras pas trop pour ce que je t’ai fait et que tu me feras un petit câlin quand je te verrai. »
Bouquet final !
Ce n’est pas la lettre qui m’effraie mais son attitude transgressive. Pour le reste, il y a toujours cette pression du « moi, je veux/moi, j’ai besoin ». Il utilise le futur, comme si ce qu’il écrivait coulait de source et allait sans nul doute se réaliser. Il ne doute pas que je lui pardonne, c’est un peu comme si c’était à moi de le réconforter pour la situation dans laquelle il s’est mis avec moi. Comme si après sa lettre d’excuse, je ne pouvais que lui pardonner.
Le pire c’est que c’est ce que j’ai fait, je sentais que j’étais face à un mur et que ça ne pouvait pas être autrement à moins de rompre tout contact ce que je ne souhaitais pas (mais que j’ai fini par faire).

Lorsque j’ai retrouvé cette lettre, je l’ai relue plusieurs fois et j’ai écrit, non dans une démarche réflexive mais plutôt dans un besoin d’exutoire. Je crois que certains passages peuvent montrer les incidences que de tels actes peuvent avoir (c’est assez violent…) :
« Quel manipulateur ! Ca me retourne le bide.
C’est du viol, oui tu es un violeur. Une sale merde qui ne supporte pas le refus. Je voudrais juste te faire savoir que j’ai pas oublié, encore moins pardonné. Et que si t’as recommencé alors tu as reviolé (une 3ème fois ou plus…). Les seules choses que je me reproche, ce sont ma honte et ma culpabilité, sentiments qui te revenaient et qui n’auraient pas dû me pousser à accepter ta faute pour mienne et à fermer les yeux au risque de te laisser recommencer.
Parce que j’étais seule, désespérément seule et que je n’avais conscience ni de la gravité ni de l’impact que cela a eu en moi. Et parce que je n’avais personne à qui en parler, à part tes potes qui auraient pris ta défense.
Tu as grandement participé à ma dépossession de mon corps, au fait que j’ai longtemps cru que je ne pouvais pas dire non, que je n’en avais pas la légitimité. Crevard.
Je passerai par dessus ça et un jour je ne ressentirai plus ce gouffre-trou noir en y repensant. »

Situation inconfortable :

Je crois qu’il est peut-être intéressant de faire le point sur ma situation à l’époque parce que beaucoup d’entre nous ont subi au moins une de ces difficultés.

Tout d’abord, j’évoluais dans une bande où il n’y avait aucune fille. J’avais bataillé dur pour obtenir une place d’entre-deux-genres du style : celle qui est bonne et qu’on baiserait bien mais celle qui réfléchit quand même et qui peut avoir les mêmes délires que nous.
Je fuyais les filles parce qu’elles me faisaient peur. Elles avaient tendance à me juger (à me harceler pour certaines) parce que je ne rentrais pas dans les normes : poilue, pas très féminine, en refus total du comment-doit-se-comporter-une-vraie-femme, et malgré tout ça une certaine liberté sexuelle que je ne cherchais pas à cacher. Et comme on n’était pas très nombreux (campagne, campagne…), j’ai eu vite fait de me faire détester par presque toutes ou -au moins- elles avaient un a priori négatif sur moi qu’elles ne cherchaient pas à dépasser.
J’étais donc seule face aux mecs et au sexisme ambiant qui ne m’épargnait pas. Je croyais d’ailleurs que cette solitude était une force, une protection. Je n’avais aucun moyen de le refuser encore moins de m’y opposer alors je faisais en sorte d’y échapper en devenant parfois sexiste moi même. Et lorsque ceci m’est arrivé je n’ai eu personne à qui en parler, aucune fille pour en discuter, j’ai donc du étouffer ma douleur pour qu’elle se taise et j’ai fini par trouver ça « normal ».
En plus, je traînais une réputation de salope et j’étais habituée à être méprisée, jugée par mon entourage qu’il soit familial ou scolaire alors cette situation de dépossession ne sortait pas de l’habituel.
Aujourd’hui, j’ai conscience de la force et de la nécessité que constitue la solidarité entre femmes, une force d’écoute, de soutien et d’aide face aux agressions quelles qu’elles soient. J’ai conscience aussi de la nécessité de se parler, de se raconter parce que plus j’entends « d’histoires de femmes » plus je me rends compte que nous sommes beaucoup trop nombreuses à avoir subi des violences (de n’importe quel type). Des violences que nous avons souvent tues par manque de possibilités et de solidarité. Parlons !!

Lui s’en est donc sorti sans aucun problème, aucun reproche. Je n’en ai parlé qu’une fois, quelques mois plus tard, à un copain qui (manque de bol) avait fait la même chose à sa copine et refusait de considérer ça comme du viol. « tu sais, nous, on a des pulsions et c’est dur de les réfréner. » Ca m’a dissuadé de réessayer. A a très bien pu recommencer, étant donnée la façon dont il s’est arrangé avec sa conscience, ça n’a pas dû le poursuivre plus que ça. Aujourd’hui, je n’ai plus aucun contact avec lui.

Cela fait un an à peu près que je parle de cette histoire et que je mesure l’impact qu’elle a eu sur moi. Un an que je prends conscience de ce que ça a brisé et détruit, un an de retour de boomerang. Il y en a eu beaucoup d’autres peut-être moins violentes mais dans le même registre. Ces histoires témoignent toutes du même mépris, de la même inconsidération des femmes en tant que sujets conscients et libres de décider de manière absolue. Elles prouvent que notre liberté est encore entièrement subordonnée à leur bon vouloir (qu’ils nous « laissent choisir » ou qu’ils transgressent). Il s’agit d’une soumission en filigrane, une soumission déguisée en liberté de choix. Ce qui est peut-être encore plus sournois parce qu’on nous assomme de liberté de la femme (comme si nous n’étions qu’une et unique), de liberté de choix et de luttes passées victorieuses et donc à ne plus mener.
Ces idées reçues nous maintiennent dans une situation où nous pensons pouvoir décider alors que les oppressions physiques et psychologiques sont encore très vivaces et répandues. Ces oppressions sont encore très présentes même dans les sociétés où les femmes sont soi-disant « émancipées » alors :

Quelles que soient leurs excuses, ils n’ont pas le droit.

Féministe tant qu’il le faudra…

Anonyme

P.S.

Pas de copyright : reproduction et diffusion vivement encouragées.
2008