Des pistes de réflexion sur la justice et la prise en charge des violences de genre dans les milieux anti-autoritaires (et aussi des ras-le-bol…).
Sommaire :
– Les Enrageuses
-Quelques réflexions en guise d’introduction
– Point de départ
1ère partie : À propos de la violence
– Pour réfléchir à un concept
– Quelques évidences
– Quelques questions
Éléments théoriques
– Autour de ce qui peut être considéré comme violent
– Binarité et réciprocité
– Au-delà d’une vision binaire
Dans l’espace et le temps
– Terrains propices aux violences de genre et leur invisibilisation
– Avec le temps va… tout s’en va ?
2ème partie : À propos de la justice
Réflexions anti-carcérales dans une perspective féministe
– Autogestion et responsabilisation
– Nous ne sommes ni des juges ni des flics
Personnel et politique
– Les Grandes Luttes… prioritaires ?
– Le rapport aux « monstres »
Et maintenant ?
deuxième édition janvier 2009
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SOMMAIRE
… LES ENRAGEUSES
… QUELQUES RÉFLEXIONS EN GUISE D’INTRODUCTION
… POINT DE DÉPART
1ère partie À PROPOS DE LA VIOLENCE
… POUR RÉFLECHIR À UN CONCEPT
… quelques evidences
… quelques questions
… ÉLÉMENTS THÉORIQUES
… autour de ce qui peut être considéré comme violent
… binarité et réciprocité
… au delà d’une vision binaire
… DANS L’ESPACE ET LE TEMPS
… terrains propices aux violences de genre et leur invisibilisation
… avec le temps va… tout s’en va ?
2ème partie À PROPOS DE LA JUSTICE
… RÉFLEXIONS ANTI-CARCÉRALES DANS UNE PERSPECTIVE FÉMINISTE
… autogestion et responsabilisation
… nous ne sommes ni des juges ni des flics
… PERSONNEL ET POLITIQUE
… les Grandes Luttes… prioritaires ?
… le rapport aux « monstres »
… ET MAINTENANT..?
LES ENRAGEUSES
Nous sommes un groupe de gouines, de trans, de femmes et autres féministes travaillant, pour certaines depuis pas mal d’années, sur la thématique des violences de genre dans notre milieu, c’est-à-dire la scène squat-libertaire-anar-politico-autonomotrucmuch.
Cette notion de milieu est importante pour nous parce que nous voulons agir dans un premier temps sur nos propres espaces sociaux. Ce qui ne veut pas dire qu’on se foute du reste, ou qu’on refuse de soutenir des personnes exposées à des violences dans d’autres milieux. Cela veut simplement dire que nous estimons avoir une responsabilité collective particulière vis-à-vis de ce qui se passe dans les espaces que nous participons à construire, dans lesquels nous vivons, où nous menons des activités.
La société capitaliste dans laquelle nous vivons est régie par plein de trucs plutôt pourris comme, entre autres, la propriété privée, le racisme, le sexisme, le validisme, etc. Et même si parfois nous nous retrouvons plutôt en marge et nous voulons créer d’autres rapports et sortir de schémas de domination, nous avons aussi été construit.e.s dans et par cette société, et il est clair que notre milieu ne peut pas être libre de ces rapports d’oppression.
S’engager dans un travail sur ces violences veut dire organiser des discussions de fond, écrire des textes, mais surtout soutenir des femmes, des lesbiennes, des trans qui ont vécu et / ou vivent des violences. Cela peut prendre des formes différentes : être à l’écoute, réfléchir ensemble à des stratégies et les mettre en place, gérer les présences ou absences des agresseur.euses [1] dans des espaces collectifs ou publics. Parfois c’est aussi informer d’autres personnes de ces agressions pour qu’elles les prennent en compte dans leurs espaces, etc.
pour nous contacter : enrageuses AT pimienta POINT org
QUELQUES RÉFLEXIONS EN GUISE D’INTRODUCTION
Il est important de comprendre qu’un comportement violent, dans le cadre de relations inter-personnelles est avant tout un moyen d’obtenir ce qu’on veut d’une autre personne et/ou d’asseoir une position de domination. Il se traduit par une transgression des limites de cette personne (qu’elles aient été posées ou non). Même si une personne qui commet des violences n’est pas forcément conscient.e des objectifs derrière ses actes, ces mécanismes reposent souvent sur des privilèges vus comme légitimes, basés sur des schémas de domination intégrés, présents dans la société en général. Les comportements qui en découlent sont donc souvent perçus comme allant de soi, naturels ou tout du moins normaux. Les violences peuvent prendre des formes différentes : agressions physiques, psychologiques, verbales, sexuelles, matérielles, et se dérouler tant dans des contextes conjugaux, familiaux, professionnels que amicaux et militants… Dans la majorité des cas, elles sont le fait de personnes proches.
Contrairement à un conflit, une situation de violence ne laisse aucune place à la négociation ou à la recherche de compromis. La différence entre les deux semble parfois difficile à établir, les rapports de pouvoir et de domination n’étant jamais totalement absents des relations inter-individuelles. Cependant il est important de garder à l’esprit cette différence, car trop souvent des situations d’agression sont taxées de « simples conflits » ce qui a comme conséquence d’invisibiliser ou minimiser ce qui s’est passé ainsi que les responsabilités de la personne qui a commis les violences. Cela peut aussi permettre à des gen-te-s de ne pas se mêler de ce qui ne serait donc que des « embrouilles » entre personnes et que bah alors c’est pas si grave et ça ne nécessite pas une prise de position.
Par violences de genre nous entendons toutes les violences sexistes contre les femmes, les trans ou les lesbiennes. Ces violences ont en commun de s’inscrire dans une histoire sociale considérant différemment les personnes selon qu’elles sont reconnues d’un genre ou de l’autre (femme ou homme).
Cette vision est construite sur un mode patriarcal considérant l’« homme » comme « supérieur », et la « femme » comme « inférieure », ou encore considérant que les femmes « appartiennent » aux hommes.
Cette hiérarchisation des genres repose sur l’idée qu’ils soient binaires et complémentaires, rendant ainsi l’hétérosexualité obligatoire. Il faut à tout prix savoir dans quelle « case » ranger un.e individu.e pour en déduire sa place dans ce système. Toute déviance quant au genre et à la sexualité assignées est alors problématique et donc obligatoirement sanctionnée.
On peut aisément faire un parallèle entre ce schéma patriarcal, qui crée une hiérarchie entre les individu.e.s en fonction de leur genre et leur attribue des statuts et des droits différents, et le racisme. Dans le cadre de l’esclavage par exemple, se dessine également clairement l’idéologie selon laquelle un.e individu.e appartient à un.e autre, le maître ayant entre autres droit de vie et de mort sur son esclave. On sait bien que cette idéologie de la domination blanche persiste, souvent de façon plus pernicieuse, même en dehors de ce cadre spécifique de l’esclavage où le rapport de possession est inscrit dans les textes et complètement assumé.
D’après le dictionnaire, le mot « sexisme » désigne une relation d’oppression d’un « sexe » sur l’autre ; tout comme « racisme » une relation d’oppression d’une « race » sur l’autre, quelque soit le sens dans lequel cette relation fonctionne. Autrement dit, il serait sémantiquement correct de parler d’oppression sexiste d’une personne non-mâle sur une personne mâle et d’oppression raciste d’une personne non-blanche [2] sur une personne blanche…
Cependant, ce qui permet de créer une relation d’oppression et bel et bien un statut de dominant tiré d’une position sociale. Parler de sexisme ou de racisme dans le sens évoqué précédemment, reviendrait à nier l’histoire et l’ancrage social de comportements générant de nombreuses violences et souffrances.
Nous trouvons donc indécent et insultant de placer sur un même plan les violences des hommes envers des femmes que de femmes envers des hommes, de même qu’il n’est pas décent de placer sur un même plan le racisme historique des blancs envers les non-blancs et ce que certaines personnes appellent le racisme « anti-blancs ».
Pour rendre crédible son propos, il faut parfois en passer par les statistiques (toujours à manier avec précaution) : aujourd’hui en france, un jour sur deux une femme meurt des suites de violences conjugales dans un couple hétérosexuel (INSEE – 2007), c’est à dire subies de la part d’un homme et, qui plus est l’homme avec lequel elle vit, et pour qui elle fait très certainement le ménage, la bouffe et à qui très probablement elle donne son cul ou sa chatte. Evidemment on ne retrouve pas du tout un homme mort des suites de coups qu’il aurait reçu par sa femme tous les deux jours !! [3]
Nous ne sommes pas très loin de l’exemple sur l’esclavage cité plus haut, une idéologie de possession et de droit de vie ou de mort sur d’autres personnes.
Puisqu’un jour sur deux une femme meurt et un homme tue, et non pas l’inverse, on peut supposer que l’inégalité de la relation s’étend dans des zones innombrables de nos identités, de nos imaginaires, de nos inter-relations.
En effet, avec de tels chiffres on imagine mal que tous ces hommes soient des fous, et que tous les autres ne soient pas du tout habités par ces réflexes.
Combien battent « leur » femme sans jamais la tuer ?
Combien insultent « leur » femme sans jamais la frapper ?
Combien rabaissent, humilient ou dénigrent « leur » femme sans jamais oser l’injurier ouvertement ?
Combien savent obtenir ce qu’ils veulent par simple habitude de domination ?
Combien de femmes ont quotidiennement peur de mourir ?
Combien, à force de coups, d’insultes, de dédain, sont convaincues de leur propre infériorité ?
Combien ont été éduquées dans cette idéologie ?
Combien de pères, de frères ont vécu à côté de ces femmes ?
Combien de femmes ont appris à être misogynes pour s’intégrer correctement aux ambiances blagueuses des hommes, pour trouver elles aussi du pouvoir ou de la puissance à quelque endroit de leur vie ?
Combien de gen.te.s pensent inconsciemment que les femmes appartiennent aux hommes ?
Combien de femmes n’ont pas appris à savoir ce qu’elles aiment et à savoir dire non à ce qu’elles n’aiment pas ?
Combien d’hommes pensent qu’ils peuvent obtenir ce qu’ils veulent d’une femme ? Qu’ont-ils à craindre s’ils recourent à la force, à la violence ? Puisque un jour sur deux une femme meurt tuée par un homme, qui pense vraiment qu’il n’est pas normal de faire chier une femme ?
Qui peut vraiment jurer ne pas être pris.e, quelque part dans un recoin de ses comportements, par cette idéologie, ces habitudes de fonctionnement ?
Est-ce que le fait d’aborder cette thématique de temps en temps suffit à anéantir cette idéologie à l’intérieur de nos comportements ?
Cette idéologie, ainsi que le parallèle avec la notion de racisme, montrent à quel point nous sommes face à une suprématie de l’homme blanc. Un bref rappel de l’histoire des colonisations, du capitalisme mondial, ou de l’idée qu’on se fait de la place des femmes dans le monde (qui par ailleurs sert à nous dire que « c’est quand même pas si pire en france ») suffirait à rendre visible cette place de l’homme, blanc, hétérosexuel, jeune et efficace, aussi sûr de lui qu’un bon entrepreneur, valide…
L’individu mâle accompli semble être la norme d’un « humain universel ». En effet, on parle souvent de « trois avocats et une femme ont fait ceci », ou encore de « deux hommes et un homosexuel », ou on entendra « j’ai rencontré un noir », ou encore « machin, qui d’ailleurs est handicapé »…
A priori dans l’imaginaire genré que nous avons de la société, tout ce qui n’est pas un homme -un vrai- est dans cette catégorie des « à part » : les femmes, les pédés, les trans, les gouines, les hommes hétéros fragiles et « efféminés »… D’ailleurs le mot « homme » renvoie non seulement à l’idée d’un être mâle, fort et hétérosexuel, mais également, valide et blanc. Ce qui montre que d’autres systèmes d’oppression coexistent et s’imbriquent au patriarcat.
Et c’est là que, tout de même, se complexifient les ramifications de ces oppressions : une femme blanche sera en position de dominante par rapport à une femme non-blanche, un homosexuel blanc sera peut être à la fois « auteur » et « victime » d’oppressions dans le cadre d’une interaction avec un hétérosexuel non-blanc, idem pour une interaction entre une femme hétérosexuelle et un homme homosexuel, etc…
POINT DE DÉPART
Dans cette brochure, nous avons voulu répondre de manière plus approfondie à quelques arguments auxquels nous sommes régulièrement confrontées dans des situations de gestion en général. Cette envie est apparue après un conflit qui a eu lieu il y a un peu plus d’un an lors d’une soirée de la Ladyfest à Grenoble, et dans lequel certain.e.s d’entre nous étaient impliqué.e.s à divers degrés.
Dans un des groupes invités jouait un homme qui avait commis des violences sur une femme dans le cadre de leur relation. Lors de leur concert, la femme en question était dans la salle. Elle ne savait pas que ce groupe allait jouer parce qu’il n’avait pas été annoncé dans le pré-programme. Quand elle l’a aperçu elle a été choqué de le voir dans ce contexte, elle estimait qu’il n’avait rien a faire dans un Ladyfest. Elle a également exprimé à des ami.e.s qu’elle se sentait mal dans cette situation. L’information a circulé de bouche à oreille et plusieurs personnes ont décidé d’intervenir et d’interrompre le concert, jugeant inadmissible qu’une femme parte d’un festival féministe parce que l’homme qui lui avait infligé des violences était non seulement présent, mais en plus sur la scène.
Cette situation était forcément compliquée : comment réagir rapidement et collectivement dans une salle de concert pleine, comment se concerter avec toutes les personnes de l’orga par exemple, d’autant plus qu’il n’y avait pas de consensus sur ces questions dans ce groupe relativement large ? Que faire exactement ? L’intention des personnes qui sont montées sur scène était tout d’abord de poser le problème, de dire « éh ! là y a quelque chose qui ne va vraiment pas ! ».
Les autres membres du groupe de musique, ainsi que l’homme en question, ont alors eu les réactions suivantes : « c’est pas mon problème faut que tu t’adresses à lui », « y en a marre des histoires personnelles », « elle est folle », « c’est bon, c’était il y a longtemps », « c’est du passé », « c’est mon pote, il n’a jamais été violent avec moi ». L’ensemble du groupe semblait être au courant, mais tout en admettant que quelque chose avait eu lieu, personne ne paraissait se sentir concerné.e. Leurs réponses exprimaient plutôt une volonté de minimiser le problème et de ne pas vouloir s’impliquer ou porter des responsabilités dans la situation présente. Le groupe a fini par partir. La soirée a ensuite repris. Une partie du public – au moins la plupart des femmes, des lesbiennes et des trans qui étaient venu.e.s d’autres villes pour la durée du festival – réagissait plutôt positivement à cette intervention : « pour une fois ce n’est pas invisibilisé et ce n’est pas la meuf qui se casse…! », « ça met en confiance de voir que c’est une préoccupation collective ».
Dans le groupe d’organisatrices de la Ladyfest s’en est suivi une situation plutôt conflictuelle. Le problème n’est pas que des réactions et critiques aient eu lieu. En effet, des éléments liés, soit aux inattentions qui surviennent dans l’urgence, soit aux relations complexes entre les personnes touchant de près ou de loin à l’organisation du festival, étaient propices à déclencher du conflit autour de cette histoire.
Le problème pour nous est plutôt qu’une partie des arguments utilisés pour critiquer cette intervention ont été les mêmes que ceux que nous entendons la plupart du temps.
C’est là dessus que nous souhaitons réagir dans ce texte.
Dans le milieu local grenoblois plus largement tout un tas de personnes ont également critiqué, parfois sévèrement, cette intervention. Le groupe de musique en question a été invité à rejouer à Grenoble à une autre occasion quelques semaines plus tard. Par ailleurs, des personnes investies dans des luttes anticarcérales devaient se réunir pour discuter de ce type d’intervention qu’elles et eux jugeaient « pire que la prison » (à notre connaissance, cette discussion n’a jamais eu lieu). Un fanzine grenoblois a publié des blagues ridiculisant complètement les violences commises par cet homme (un lointain membre de sa famille aurait dit « crotte » à son épouse), et se foutant pas mal de la gueule des féministes (« une potence à côté de la scène ? »). Il n’y avait pas non plus une entente entre toutes les féministes – et parfois peu de bienveillance – sur cette histoire. Pour plusieurs d’entre nous ça a mis à l’épreuve des relations de confiance que nous avions depuis longtemps…
Comme le temps passe, ça s’est forcément un peu tassé, aussi parce que, au moins en inter-individuel, pas mal de gen.te.s en ont reparlé… Le but de ce texte n’est pas de rediscuter de cette histoire précise. De plus la présentation que nous en faisons n’est que notre perception de ce qui s’est passé. D’autres la raconteraient sûrement différemment. Ce n’est pas pour autant qu’il n’y a plus rien à dire à ce sujet qui dépasse bien ce cas concret. À partir du moment où nous avons décidé de ne pas laisser passer des violences de genre, de ne pas participer à les rendre invisibles et taboues, et donc de mettre les problèmes sur la table dans des lieux et situations assez variées, nous avons été confronté.e.s très souvent à des oppositions fortes, parfois à de nouvelles violences, à des pressions et des insultes… Et à des arguments qui reviennent systématiquement : « c’est violent », « vous jouez aux flics », « c’est pire que la prison », « c’est du lynchage », « il faut écouter les deux versions », « ce sont des histoires privées », « ça ne nous / vous regarde pas »…
Dans des situations d’urgence, mais plus généralement quand les discussions sont passionnées – ce qui arrive souvent quand il s’agit de dénoncer des violences – il n’est pas toujours évident de développer en profondeur nos visions des choses. Et pourtant il nous semble important de dépasser les clichés réducteurs. Ce monde est complexe, et pour nous il y a un enjeu à pouvoir admettre cette complexité et à trouver des manières d’agir et de réagir en accord avec nos idées politiques, sans avoir besoin de réduire le monde à des visions trop simplistes.
Nous vous présentons ici le résultat de plusieurs discussions de fond entre nous, prenant comme point de départ les arguments cités plus hauts. Elles ont été suivies d’ateliers d’écriture, de redicussions et de re-écritures… ça prend du temps de réfléchir et surtout d’écrire collectivement, et aussi nous n’avons pas envie de passer toute notre vie à parler de violences dont nous avons tou.te.s fait l’expérience d’une manière ou d’une autre, et qui nous affectent à divers degrés. Alors nous avons pris du temps pour arriver à développer ces réflexions qui se veulent être une mise au point mais aussi une invitation au débat. Elles sont aussi un appel à ce que chacun et chacune se responsabilise individuellement et collectivement dans ce genre d’histoires et prenne conscience que ne pas réagir c’est aussi une prise de position avec des conséquences concrètes.
1ère partie – À PROPOS DE LA VIOLENCE
Pour réfléchir à un concept
Quelques évidences (enfin si on veut)
la prison c’est violent
le viol c’est violent
tabasser quelqu’1 c’est violent
tuer quelqu’1 c’est violent
casser des trucs en manif c’est violent
être exclu.e d’un espace / groupe c’est violent
être humilié.e / insulté.e c’est violent
quand quelqu’1 / un flic te demande de serrer la main à ton violeur pour te réconcilier c’est violent
dans un milieu anarchiste être taxé.e.s de fascistes c’est violent
perdre ses privilèges c’est violent
quand des gen.te.s relou.e.s bourré.e.s pogottent, prennent toute la place dans un concert, insultent, menacent…c’est violent. Si en plus on te dit « mais tu connais truc, ille est bourré.e mais en vrai ille est pas méchant.e » c’est encore plus violent [4]
plus largement, quand quelque chose a été violent pour toi et que personne ne le reconnaît ou n’estime important de réagir, c’est violent
Quelques questions
est-ce que c’est la même violence quand un flic tabasse quelqu’1 ou quand quelqu’1 tabasse un flic ?
dans un couple hétérosexuel, est-ce que c’est la même violence quand une meuf tue « son » mec qui la tabasse depuis des années ou quand un mec tue « sa » meuf parce qu’il l’a frappe une fois trop fort ?
est-ce que c’est la même violence quand une meuf tue son violeur ou quand un Etat le condamne à la peine de mort ?
qui peut décider de quelle violence est légitime ?
est-ce que c’est plus violent d’être tabassé.e ou exclu.e d’un espace pour une soirée ?
qu’est-ce qui est le plus violent : être tabassé spontanément par un gars bourré parce que t’as été violent.e avec une pote à lui, ou être tabassé spontanément par la meuf elle meme ?
qu’est-ce qui est pire : être tabassé spontanément ou être tabassé par une personne / un groupe ayant pris cette decision après réflexion ?
et si le groupe en question est une bande de féministes est-ce que c’est encore pire ?
qui, en général, frappe spontanément ?
quel genre de population / personne se sent légitime et d’autorité suffisante pour s’énerver ?
le plus violent c’est quoi : être tabassé par le gars bourré ou être exclu par le groupe de féministes concertées ?
qu’est-ce qui est le plus valorisé / légitime comme manière d’interrompre un concert : quand une personne bourrée vomit sur la scène ou quand une féministe monte sur scène pour visibiliser un problème ?
est-ce que c’est aussi violent d’exclure quelqu’1 pour créer un espace safe [5] pour quelqu’1 d’autre, que de l’exclure pour le punir ?
dans un groupe donné, M a violé T : laquelle de ces deux personnes est la plus à même de ne pas supporter la situation de proximité et de choisir de partir ?
on n’a pas réussi à trouver d’autres solutions, qu’est-ce qui est plus intéressant : exclure activement quelqu’1 qui a commis des violences, ou exclure passivement quelqu’1 qui a subi des violences ?
est-ce que parce que truc est mon pote je suis sûr.e qu’ille ne peut pas être violent.e ?
Éléments théoriques
Cette liste de questions cherche à montrer que nous ne pouvons pas poser de jugement sur la violence dans l’absolu, hors d’un contexte. Elle n’a pas non plus la même portée selon qui est l’auteur.e et contre qui elle est dirigée.
Autour de ce qui peut être considéré comme violent…
Dans notre milieu squat, plus ou moins anarchiste… la violence a un statut ambivalent. Elle est tantôt valorisée, tantôt condamnée. Pour nous, porter un jugement, positif ou négatif, sur la violence dans l’absolu n’a pas de sens en soi. Le terme « violence » posé seul est un peu abstrait. Les violences entre individu.e.s / groupes s’inscrivent dans des rapports de pouvoir, des systèmes politiques de domination (patriarcat, capitalisme, racisme, classisme, homo / lesbophobie, transphobie, validisme, âgisme…) qui se retrouvent dans toute la société, ainsi que dans nos milieux.
Fréquemment, la violence exercée par les garants d’une autorité n’est pas considérée comme de la violence. Nous sommes toutes et tous construits dans des systèmes d’oppressions, dans une société où on nous a appris que quelque chose est violent lorsqu’une personne d’un groupe social sort, par son comportement, de ce qui est attendu de son groupe. Il y a des violences que nous ne sommes même pas en mesure de cerner tellement elles sont « normales » (par « normales » nous entendons qui s’inscrivent dans la norme de la société), et d’autres que l’on identifie immédiatement dès lors qu’elles pointent timidement le bout de leur nez, alors qu’elles ne sont souvent qu’une réaction face à une violence non reconnue.
Par exemple on ne va pas trouver violent qu’une personne en fauteuil ait accès à très peu d’espaces publics ou privés à cause de la présence quasi permanente d’escaliers ou de marches. Par contre une personne en fauteuil qui va se mettre à s’énerver, crier, insulter des élu.e.s ou des commerçant.e.s, voire à dégrader ou casser des biens publics ou privés en signe de protestation et de ras-le-bol, sera taxée de violente. Et même si, en y réfléchissant, on voit bien où se situent le pouvoir et l’oppression dans cet exemple, sur le moment, spontanément, ce qu’on va relever c’est la réaction de la personne car elle sort de ce qu’on a l’habitude de voir.
Ces violences, auxquelles on est malheureusement tellement habitué.e, sont « normales », banales, on en voit, on en vit, on en produit tous les jours. Plus on fait partie de classes dominantes, plus on nous a appris à en perpétrer et plus on fait partie de classes dominées, plus on nous a appris à les subir.
Binarité et réciprocité
Comme nous l’avons vu précédemment dans la définition du mot sexisme, même s’il peut sémantiquement désigner indifféremment des violences commises par un des deux sexes sur l’autre, l’utiliser sans prendre en compte une réalité sociale d’oppression, ce bon vieux patriarcat, semble ne pas vraiment faire sens et être un peu douteux politiquement. Il en est de même dans l’appréhension de cas concrets.
Peut-on vraiment dire, comme on l’entend parfois lorsqu’une situation de violence au sein d’un couple hétérosexuel est visibilisée, que les violences étaient réciproques ? Cela reviendrait à les mettre au même niveau, il serait donc impossible de désigner un agresseur et une victime ?
Comme nous l’expliquerons plus tard, le but de la visibilisation de ces violences n’est en rien de montrer du doigt des personnes en leur attribuant des statuts d’« agresseur.euse » et de « victime ». Il s’agit plutôt de comprendre et pointer des responsabilités.
Il est de créer des espaces où ce n’est pas juste la personne qui se sent – ou se sait – la plus forte qui puisse y rester et s’y sentir bien. Il est également de dénoncer des actes commis bien à l’abri derrière les murs de l’intimité et reposant sur des dynamiques de domination.
Il semble en effet illusoire de penser que des violences puissent avoir lieu en dehors de tout mécanisme d’oppression. Même si ceux-ci peuvent être parfois complexes et difficiles à cerner, le fonctionnement semble toujours être le même.
Il est donc important pour nous de ne pas tomber dans cette facilité faussement logique de dire que si une femme commet des violences sur un homme, cela revient au même que si un homme commet des violences sur une femme. Cette analyse en « miroir » ne peut pas fonctionner car la situation est forcément asymétrique et les violences n’ont pas les mêmes causes, conséquences, ni enjeux selon la personne qui les commet ou les subit. Et si ces soidisant « violences réciproques » avaient lieu dans le cadre de rapports égalitaires, alors pourquoi l’homme ne serait-il pas gêné par la présence de la femme dans le même espace que lui, pourquoi serait-ce uniquement elle qui se sentirait mal ? Parce que les femmes sont des chieuses ?…
Dans un couple hétérosexuel, l’homme a une place de dominant par rapport à la femme. Le couple hétérosexuel est construit dans le cadre du système de domination qu’est le patriarcat. Les rapports d’oppression et de pouvoir sont inhérents au couple hétéronormal (= qui s’inscrit dans la norme hétérosexuelle telle que nous l’impose la société).
Les hommes possèdent, à l’intérieur du couple – comme dans la société en général – des privilèges qui leur permettent d’avoir du pouvoir sur les femmes, consciemment ou non, (dans tous les cas, ils sont rarement prêts à les remettre en cause). Ces privilèges peuvent être d’ordre matériel, économique, affectif, sexuel, social…
A partir de là, lorsqu’un homme exerce des violences sur une femme avec qui il entretient une relation, il le fait dans le but de la dominer et de la soumettre à ses désirs. Tandis que lorsqu’une femme est considérée comme « violente » envers un homme, ses actes sont souvent le fait d’une réaction, une rébellion face à une domination qu’elle subie.
On peut d’ailleurs noter que des personnes optant pour cette analyse en « miroir » peuvent l’abandonner assez vite si ça les arrange… En effet, comme nous avons tout.e.s pu le constater régulièrement, la violence de la part d’un homme est en général plus acceptée et cautionnée puisqu’elle va dans le sens de ce qu’on attend de lui dans l’imaginaire genré et binaire de la société patriarcale. On attend qu’il soit fort, viril ; la violence n’étant finalement qu’un aspect du genre masculin poussé à l’extrême.
C’est pourquoi on trouve souvent des excuses à un homme violent.
Par contre, dès qu’une femme hausse le ton ou commence à s’énerver, elle est traitée d’ « hystérique », de « folle ». Car une femme est censée être douce, gentille… Si une femme s’énerve, devient menaçante, elle sort du rôle qu’elle doit incarner, elle est donc « anormale » et son comportement est vite taxé de « violent » et est fortement condamné.
Au delà d’une vision binaire
Nous sommes conscient-e-s que le sexisme est loin d’être la seule oppression dans l’univers, mais nous avons décidé de prendre celui-ci comme point de départ de notre travail car nous sommes un groupe constitué de femmes, de lesbiennes et de trans. Il est clair que d’autres mécanismes de domination sont à prendre en compte, rendant ainsi les situations plus complexes que dans le cas basique de violence commise par un homme sur une femme.
On peut imaginer des cas où l’homme serait non-blanc et la femme blanche, ou encore des cas où il s’agirait de deux hommes ou de deux femmes, ou même simplement de gen.te.s qui auraient des parcours de vie faisant que tout n’est pas si simple. Les histoires sociales de chacun.e peuvent (heureusement) aboutir à des constructions différentes. Les déterminismes sociaux ne sont pas infaillibles, nous montrant bien que tout cela n’est en effet que de la construction et en rien du naturel. Dans tous les cas, cela demande beaucoup de temps d’analyser les dynamiques en place ; notre grille de lecture des rapports inter-individuels ne peut être simpliste.
Dans ce genre de cas plus complexes, nous n’allons pas appréhender la situation de la même façon, comme par exemple dans le cadre d’une relation non-hétéro. Il reste évidemment essentiel de prendre en compte la souffrance de la personne ayant subi des violences, car même si elle n’est pas directement la conséquence de dynamiques hétérosexistes, elle n’en est pour autant pas moindre.
Nous voulons aussi préciser qu’en tant que femmes, gouines ou trans, nous avons plus d’énergie à donner à faire un travail avec une personne femme, gouine ou trans qui a commis des violences au sein d’une relation, plutôt qu’avec un homme violent. En effet, nous partageons avec elle une expérience commune du patriarcat et des violences de genre, et elle n’a pas (forcément) une place plus privilégiée que nous dans le système hétéropatriarcal et dans la société.
Aussi, nous savons bien que certaines personnes, qui auraient en apparence tous les attributs pour jouir de tous les privilèges dans cette société, choisissent de ne pas le faire. Une remise en question en profondeur du système et de sa construction personnelle permet de sortir, au moins en partie, de certains schémas de domination et ainsi de participer à créer de nouveaux rapports entre les gen.te.s. Selon les milieux, ce travail est soit valorisé, soit durement sanctionné, mais en tout cas jamais une partie de plaisir.
Il est difficile d’abandonner des privilèges qui nous ont toujours été présentés comme normaux et allant de soi, mais cela nous semble indispensable. Ce travail commence par la reconnaissance que ces privilèges existent et ont des répercussions dans tous les domaines de nos vies, même (et peut-être surtout) les plus intimes.
Dans l’espace et le temps
Terrains propices aux violences de genre et leur invisibilisation
Les violences les plus condamnées (viols, violences physiques…) n’arrivent pas directement, par hasard. Elles font partie d’un engrenage qui débute par des choses subtiles, encore plus « normales ». Pour lutter contre les violences, il est nécessaire d’apprendre à identifier ce processus et de prendre des dispositions pour le visibiliser et ébranler ce qui lui permet de se maintenir en créant des solidarités, des prises de consciences, des rapports de force (parce que malheureusement c’est souvent comme ça que ça fonctionne). Par exemple il est important d’être attentifs et attentives à ne pas laisser s’installer et à combattre les ambiances sexistes dans les espaces où on évolue ; même si refuser les comportements sexistes c’est souvent s’exposer aux critiques voire aux insultes car c’est remettre en cause un système où certains ont beaucoup à perdre…
Par ambiance sexiste nous entendons des ambiances où les hommes parlent forts et plus que les femmes, leur coupent la parole, leur disent qu’elles sont jolies, font des blagues sexistes… Et qui, si elles leur font remarquer, répondent « non mais on rigole ! nous on n’est pas sexiste, vous n’avez vraiment pas d’humour »… Des atmosphères genrées où les hommes prennent plus d’espace physique et sonore que les femmes, où ce sont eux qui choisissent les sujets de conversation qui de surcroît sont typiquement masculins c’est-à-dire qui se situent dans le champ plutôt public et détaché de toute implication personnelle et affective (technique, exploits d’activistes, actualité mondiale…). Dans ce genre de discussion la parole des hommes est plus crédible, écoutée, légitime et pour exister il faut avoir des anecdotes à raconter, des connaissances, se montrer fort.e. Il s’agit souvent de se mesurer pour savoir qui est le plus fort, le plus intéressant. Des ambiances où les interactions hommes/femmes se situent uniquement dans la séduction. Séduction qui dans un cadre « normal » hétéro est empreinte voire pleine de rapports de pouvoir et de codes hétérosexistes. Ces ambiances créent des espaces où les hommes sont plus à l’aise que les femmes, où ce sont eux qui contrôlent ce qui s’y passe. Elles créent un terrain favorable à la violence, prenant déjà pleinement part à l’engrenage cité plus haut.
Si dans ce paragraphe on ne parle de manière binaire que d’hommes et de femmes, c’est bien parce que toutes les personnes ne rentrant pas suffisamment dans les normes genrées n’existent pas dans ces rapports basés sur l’hétérosociabilité. Ainsi les pédés ont le choix entre faire semblant de rigoler aux blagues homophobes ou se taire ; les gouines sont soit assimilées aux femmes hétérosexuelles, soit considérées comme n’étant pas intéressantes parce que pas disponibles ; les femmes hétéros jugées pas attirantes sont exclues des jeux de séduction, etc. De quoi se sentir à l’aise…
Ainsi, si une femme est violée suite à une soirée où ces atmosphères étaient présentes, elle hésitera peut-être avant d’en parler de peur d’être peu soutenue. Ou peut-être même qu’elle se sentira mal mais elle trouvera des excuses à son violeur, se dira que c’est « normal », qu’elle l’avait « chauffé », qu’il était bourré… Aussi, un homme évoluant dans ces ambiances se posera moins de questions avant d’outrepasser les limites d’une femme, de la violer. Dans ce cadre de forte solidarité masculine hétérosexuelle, il ne se sentira pas menacé.
Il est important d’être le plus vigilant possible face à ces violences, et ce de manière permanente, d’autant plus qu’on ne sortira jamais complètement de ces schémas tellement ils sont partout, ancrés en nous.
Avec le temps va… tout s’en va ?
Les atmosphères sexistes ne permettent donc pas la création d’espaces où les personnes ayant subi des violences dans leur vie peuvent parler en confiance et se sentir soutenues. Elles restent seules avec leur malaise, ou si elle en parlent n’ont comme réponse qu’une absence de réaction de leur entourage. Cette non-réaction ne fait que rajouter un traumatisme supplémentaire à celui déjà engendré par les violences vécues.
Parfois des années plus tard, il arrive que ces personnes se retrouvent dans des milieux où il y a une attention à la visibilisation de ces violences, où une place est donnée à leur parole sur ce qu’elles ont vécu… Alors elles se mettent à parler de leurs histoires passées, et / ou se rendent compte que ce qui s’est passé il y a X temps n’était pas de leur faute, qu’aucune excuse n’est valable pour justifier un viol ou tout autre acte sexiste.
L’auteur.e des violences commises par le passé, et d’autres personnes, diront parfois « mais pourquoi elle ressort cette histoire, c’est du passé, c’était il y a tant d’années… ». Cette phrase sous-entend qu’avec le temps les choses se règlent toutes seules.
Pour nous c’est à la personne ayant subi des violences de décider à quel moment elle considère que c’est du passé et qu’elle a tourné la page, en se disant que parfois ce sont des plaies qui ne se referment jamais complètement. D’autant plus que les cas de violences ne sont pas rares et isolés ; ils s’inscrivent dans une histoire sociale plus globale ce qui fait que, sans cesse, de nouveaux événements vécus ou racontés font re-émerger les histoires du passé.
Ensuite les traumatismes ne se règlent jamais juste avec le temps. Ils peuvent être moins douloureux si une intervention prend en compte les envies et les besoins de la personne concernée, et / ou s’il y a une reconnaissance sociale de sa version des faits.
Dans notre imaginaire on évalue souvent la gravité et / ou la réalité des violences selon l’importance du traumatisme et des séquelles physiques. Une personne ayant subi un viol, d’autant plus si c’est une femme (on peut noter que dans 91% des cas les « victimes » sont des femmes), se voit attribuée un statut de « victime ». Celle-ci doit être faible, anéantie, traumatisée, passive, et plus elle a des marques corporelles, plus le viol est grave. Dans les procès pour viol les « victimes » sont expertisées psychologiquement, afin de déterminer l’ampleur des dommages causés. Si les personnes n’ont pas de « symptômes » de traumatismes psychologiques et / ou physiques, elles vont être moins prises en compte dans leurs demandes et on ne va pas les croire. La colère n’est aussi jamais pris en compte ou a l’encontre des « victimes » ; celles-ci seront perçues comme peu traumatisées, exagérant les faits, ou même comme si c’étaient elles les auteur.e.s des violences.
En réalité, il est impossible d’avoir les « bons comportements de victime ». Si c’est une femme, elle doit être : traumatisée mais pas trop, parce qu’on lui reprocherait de « ne pas vouloir passer à autre chose » ; en colère mais pas trop, sinon elle est perçue comme violente et on doute de sa parole ; alors passive mais pas trop non plus, si suite à des violences, elle ne réagit pas, il y a des doutes sur son non- consentement ; etc. Dans nos milieux comme ailleurs ça fonctionne comme ça.
Pourtant nous savons bien que nous réagissons toutes et tous de manières différentes à des violences. Parfois les « victimes » seront plus dans des états de colère, de rage et de force que dans des états de dépression et de souffrance « visibles ». Et tant mieux car la colère peut être un moyen efficace de sortir de l’emprise d’expériences traumatisantes et du statut de victime paralysant, pour reprendre du pouvoir sur sa vie et son corps.
2ème partie – À PROPOS DE LA JUSTICE
Réflexions anti-carcérales dans une perspective féministe
Souvent, quand nous intervenons, nous entendons des reproches comme : « vous êtes des flics », « vous vous érigez en tribunal populaire », « c’est pire que la prison ».
Comme s’il y avait d’un côté les « gentil.le.s » anti-carcéraux contre toutes les prisons, et de l’autre les « méchantes » féministes qui n’hésitent pas à reproduire les logiques carcérales pour punir les violeurs… Avancer cet argument veut déjà dire ne pas voir que pas mal de féministes sont aussi impliqué.e.s dans des initiatives anticarcérales, et que des collectifs féministes ont publiés plusieurs écrits contre les prisons. Et ce n’est pas parce que nous sommes féministes que nous n’avons pas de réflexions plus larges sur la répression, les flics et le rôle de l’Etat… (On est bien d’accord, nous parlons ici de féministes radicales autonomes et non pas de féministes institutionnelles…)
Autogestion et responsabilisation
Quand nous sommes confronté.e.s à ce genre d’argument ça nous laisse parfois assez perplexes et ça nous questionne sur ce que ça veut dire d’être engagé.e.s dans une lutte anti-carcérale, d’être libertaires, de s’organiser en autogestion…
Si nous contestons l’existence même de l’Etat, de la Justice et des tribunaux, c’est surtout pour une question de pouvoir. La Justice exerce un pouvoir quasi absolu en notre nom, au nom du peuple, qui n’a pratiquement aucun pouvoir d’influence sur ces décisions pourtant prises en son nom. Les lois sont faites par une minorité de personnes puissantes et imposées à toute la société. Elles ont pour but d’assurer le maintien de l’ordre établi et de protéger ceux et celles qui en bénéficient.
Cette forme de pouvoir que nous contestons c’est l’autorité, « le droit de commander, le pouvoir d’imposer l’obéissance » [6]. L’obéissance est bien souvent imposée par la répression, la violence physique, la punition, l’enfermement.
Le problème avec ce type de système est aussi que les conflits sont rarement gérés par des personnes concernées et l’entourage, mais que tout le monde s’en remet aux flics. C’est un peu comme s’il n’y avait plus besoin de réflechir aux problèmes parce que des spécialistes existent pour s’en occuper.
Si nous ne voulons pas des flics, des tribunaux et de tout ça, ça signifie que nous devons nous sentir concerné.e.s et jouer un rôle plus actif dans nos milieux pour assurer collectivement le bien-être de tou.te.s.
Contester l’autorité cela veut dire aussi que nous revendiquons un certain pouvoir : un pouvoir sur nos vies, nos rapports aux autres, le pouvoir d’exprimer et de faire respecter nos limites. Un pouvoir qui veut juste dire que nous pouvons participer à modeler le monde qui nous entoure, à ne pas confondre avec l’autorité parce qu’il ne s’agit pas d’un pouvoir sur les autres, mais d’un pouvoir partagé avec elles et eux.
Pour nous, l’autogestion repose pas mal sur ces deux idées : toutes les personnes sont concernées par ce qui se passe autour d’elles et ont le pouvoir de s’exprimer et d’agir dessus. Et forcément l’un conditionne l’autre : sans pouvoir il devient difficile d’être responsable…
Dans tout groupe il y a des codes, des règles explicites ou implicites qui régissent les comportements des personnes et leur assignent des positions. En tant que féministes nous voulons agir sur les codes hétérosexistes selon lesquels fonctionne la société en général et notre milieu. Nous voulons soutenir des trans, des lesbiennes et des femmes pour qu’illes puissent affirmer leur pouvoir sur leurs vies, leurs relations et les espaces dans lesquels ils ou elles vivent, interagissent avec d’autres, mènent des activités, assistent à des évènements publics…
Si une femme ne se sent pas à l’aise dans un espace parce qu’une personne présente a été violente avec elle, nous voulons visibiliser ce problème, et nous voulons participer à rendre cet espace safe pour elle. Concrètement ça peut passer par demander à l’auteur.e des violences de partir, mais la punition n’est pas le but de l’action. Il nous semble important de souligner que réduire la question au choix d’exclure ou ne pas exclure une personne qui a été violente, revient à invisibiliser totalement la personne agressée et le fait qu’elle se sente mal à l’aise de se retrouver face à l’autre.
En réalité la question n’est pas de savoir s’il y a exclusion ou pas, mais de savoir qui est exclu.e. Pour revenir à l’exemple cité plus haut, il s’agit donc bien d’éviter que cette femme soit exclue de manière silencieuse parce que seule avec son malaise il ne lui reste qu’à partir, ce qui se passe de fait quand personne ne réagit.
Nous ne sommes ni des juges ni des flics
Tout cela n’a rien à voir avec la sentence d’un.e juge qui punit une action dans l’absolu sans se référer spécialement aux personnes qui ont subi cette action. Quand nous décidons d’intervenir c’est, dans la mesure du possible, le résultat de discussions entre nous, avec la personne qui a subi des violences et parfois avec d’autres, ça dépend des situations. Et bien sûr c’est beaucoup plus compliqué dans des situations d’urgence. Mais, même quand prise plus à l’arrache, la décision ne vient jamais d’une instance de pouvoir, elle n’est pas basée sur des lois soit disant « universelles » [7].
Elle vient tout simplement de personnes qui jugent important d’intervenir parce qu’elles estiment qu’il y a un problème. Non seulement nous ne sommes pas dans la position d’autorité d’un.e juge, mais nous n’avons pas non plus d’appareil répressif et de flics armés derrière nous.
Nous ne sommes pas non plus des juges qui vont écouter les deux versions pour évaluer ce qui est « la vérité » et énoncer une sentence. Il n’y a pas de vérité objective, il y a des réalités vécues par des personnes, des subjectivités. Et il y a des points de vue. Donc nous ne sommes pas neutres et personne ne peut l’être. Quand nous nous positionnons par rapport à des violences de genre, nous avons un parti pris. En tant que lesbiennes, femmes et trans nous partageons tout un tas d’expériences sociales du patriarcat.
Ce système nous réserve des places sans pouvoir, nous sommes censé.e.s servir les intérêts des dominants, des hommes, encore plus quand ils sont hétéros, blancs et valides. Forcément les réalités sont plus complexes et heureusement nous avons du pouvoir à divers degrés selon les situations, les lieux, nos histoires personnelles, et grâce à nos luttes et nos solidarités.
Mais nous savons aussi combien, entre nous, il existe encore des différences selon nos positions sociales de dominant.e.s / dominé.e.s dans d’autres systèmes d’oppression (intellectuel, raciste, validiste, âgiste…).
De plus nous ne subissons pas les violences de genre de la même manière selon que nous sommes femmes ou trans ou lesbiennes.
L’analyse du patriarcat nous fournit un point de départ pour comprendre des situations, pour prendre en compte les positions sociales des personnes qui parlent et les rapports de pouvoir existants.
Un de nos objectifs est justement de faire entendre les points de vue des trans, des femmes et des lesbiennes. Nous voulons créer des espaces où leurs (nos) expériences de violences de genre peuvent être visibilisées et écoutées. Des espaces où ces violences ne sont pas légitimées, mais où la lutte contre elles devient une préoccupation collective. Alors oui, pour protéger une personne son témoignage seul peut nous suffire ; surtout dans une situation d’urgence où un travail de fond préalable n’est pas possible, où le fait de prendre du temps pour ça reviendrait finalement à ne pas réagir.
En plus nos expériences nous ont plutôt montré que souvent la réaction de la personne ayant commis des violences peut être assez révélatrice : « elle est hystérique, folle » ; « c’est une histoire personnelle » etc. Ce type de réaction exprime tout simplement que les ressentis de la personne n’ont aucune importance, ne sont pas pris en compte, et ça révèle bien une inégalité dans les relations quelles qu’elles soient. Dans une situation où quelqu’1 exprime avoir vécu des violences de ma part, même si je ne vois pas du tout de quoi elle parle, nous estimons qu’un comportement responsable serait au minimum de s’interroger : comment se fait-il qu’une personne puisse ressentir ça sans que j’en ai conscience ? Cela implique que le bien-être des gen.te.s avec lesquelles nous interagissons fasse partie de nos préoccupations… Donc des propos comme ceux cités plus haut équivalent, pour nous, à une version, encore une fois surtout dans une situation d’urgence.
Tout cela ne veut pas dire que dans l’absolu nous ne voyons pas d’intérêt à écouter toutes les personnes impliquées dans une histoire, et même des gen.te.s de l’entourage. Comme déjà expliqué plus haut, il y a une différence selon si les violences ont été commises par des hommes ou par d’autres femmes, trans, lesbiennes. Ce n’est pas pareil de prendre du temps pour travailler sur les comportements violents avec des personnes qui occupent des positions de pouvoir et des expériences d’oppression similaires aux nôtres dans nos milieux et aussi dans la société plus largement, ou de le faire avec des hommes qui font partie du groupe qui nous domine socialement.
Dans nos expériences, les rares fois où nos démarches dans la durée avec des personnes violentes ont abouti à des résultats constructifs c’était avec des femmes, des lesbiennes ou des trans, ce qui ne veut pas du tout dire que c’est toujours le cas, mais ce n’est quand-même pas anodin.
Très souvent quand nous avons essayé de gérer les situations de violences ou post-violences avec les agresseur.euses, les résultats nous ont donné peu envie de mettre notre énergie là-dedans (et pourtant nous continuons à le faire parfois).
Si la réaction n’était pas la négation, souvent accompagnée d’insultes et parfois d’autres violences, la reconnaissance des faits était rarement suivie d’une responsabilisation réelle. Dans de nombreux cas de violences sexuelles par exemple, des hommes qui admettaient les faits ne voyaient pourtant pas où était le problème : « Je voulais lui donner de l’amour », « Je pensais qu’elle aimait ça », « Oui c’est vrai que c’était limite mais on ne peut vraiment pas dire que c’était un viol »…
D’autres, qui reconnaissaient les violences n’en tiraient pas forcément des conséquences. Par exemple, ils étaient parfois d’accord pour ne pas aller dans des espaces collectifs / publics quand la personne qui avait subi leurs violences voulait s’y rendre, mais rapidement ils ne respectaient plus leurs engagements. Au delà du fait que cela constitue un nouveau non-respect de la personne à laquelle ils avaient déjà infligé des violences, les gen.te.s qui avaient mis de l’énergie à gérer ces histoires et à communiquer avec les hommes en question ne pouvaient pas vraiment s’empêcher de penser qu’ils se foutaient de leur gueule.
Par ailleurs, même si nous considérons qu’en plus d’un groupe de soutien pour des personnes ayant vécu des violences, un travail collectif avec des personnes violentes est important, il nous semble parfois difficilement envisageable de faire les deux à la fois. Nous ne sommes pas des psys et nous ne voulons pas l’être. Ce travail nous engage personnellement, nous ne voulons pas créer une distance professionnelle. Pour les personnes concernées il peut également être important de séparer les deux, pour permettre des bases de confiance et de confidentialité. Ce qui n’empêche pas que les deux groupes communiquent et échangent à propos de leur démarche.
Tant qu’il y aura aussi peu de personnes qui prennent activement en charge cette lutte, et comme nous ne pouvons pas tout faire, notre priorité sera de soutenir les personnes qui subissent des violences. Ce choix n’est pas nécessairement celui de tou.te.s les femmes, lesbiennes et trans.
Certes, un travail dans la durée avec des hommes violents pourrait être intéressant. Il permettrait déjà de ne pas les laisser isolés ou dans des ambiances qui ne feraient que les conforter dans leurs comportements. A celles et ceux qui nous reprocheraient de ne pas faire ce travail : « allez-y » !
Contrairement à la sentence d’un juge, la plupart du temps nos interventions sont encore suivies de débats, de réflexions critiques, et même si ce n’est pas toujours agréable, cela fait partie d’un fonctionnement en autogestion et il nous semble évident que de telles interventions doivent être discutées.
Pour cette raison aussi nous prenons beaucoup de temps pour faire des bilans critiques de ces actions, pour réfléchir à ce que nous aurions pu faire autrement, pour trouver et apprendre ensemble des manières satisfaisantes de réagir collectivement. Par contre il nous semble également évident qu’avant de se lancer dans des tirades critiques contre une intervention, chacun.e devrait se demander quel temps lui ou elle-même est prêt.e à consacrer à réfléchir et agir autrement, à se responsabiliser au delà des débats houleux post-intervention, pour trouver des solutions constructives (et concrètes, parce qu’ici la théorie ne suffit pas), en prenant en compte réellement les besoins des personnes qui ont vécu des violences. Les discussions atteignent clairement des limites pour nous si la critique d’une intervention ne laisse comme alternative que la non-réaction.
Personnel et politique
Les Grandes Luttes… prioritaires ?
Trop souvent dans des cas de violences de genre à l’intérieur du milieu nous sommes confronté.e.s à des attitudes de déresponsabilisation où la critique de notre réaction prend tellement de place qu’elle invisibilise complètement le problème initial. Comme si seules les réactions aux violences devaient être une préoccupation collective. Comme si seul ce qui se passait dans l’espace public, devant nous, nous concernait. Pourtant, les violences de genre qui ont provoqué ces réactions sont basées sur des rapports de pouvoir et constituent bien un problème social, donc collectif.
La déresponsabilisation d’un milieu face aux violences de genre entraîne la non reconnaissance de celles-ci et l’isolement des personnes en ayant subies. Parfois elles s’éloignent de leur milieu, recourent à la Justice, ou se taisent tout simplement… mais en tout cas elles prennent sur elles. Cette non reconnaissance est une violence supplémentaire à celle déjà vécue, la différence étant peut-être que cette fois-ci elle prend une dimension plus collective.
Au delà d’une punition autoritaire par l’Etat, une personne peut rechercher dans une action en justice la sécurisation de sa situation et une reconnaissance sociale de ce qu’elle a subi. Peut être plus généralement ce qui est recherché est une certaine capacité d’intervention conférée par l’imaginaire collectif à l’autorité policière et judiciaire. Bien qu’il dispose de moyens matériels et humains assez impressionnants, dans de nombreux cas l’intervention de l’Etat est loin d’être efficace pour répondre à ces demandes, tout simplement parce qu’il est également régi par l’idéologie patriarcale. Il n’est pas rare que les flics mettent en doute les paroles des personnes qui portent plainte pour des agressions sexuelles, les humilient et cherchent à les culpabiliser.
L’intervention étatique peut pourtant parfois imposer de prendre au sérieux une accusation de viol, impressionner suffisamment pour faire cesser une situation de harcèlement ou éloigner concrètement une personne violente. Plutôt que de critiquer trop facilement une personne qui a recours aux flics, il pourrait être intéressant de reconnaître ses demandes ainsi que notre incapacité actuelle d’y répondre. Ensuite nous pouvons réfléchir à nos propres possibilités de répondre aux besoins des personnes violentées. De plus porter plainte n’est jamais une partie de plaisir et trouver un soutien émotionnel et politique, être accompagné.e dans ces démarches pénibles pourrait faire un grand bien… Comme nous l’avons déjà dit, le monde est complexe, il n’y a pas que des théories politiques, il y a aussi des réalités, des personnes et des histoires concrètes. Et nous ne sommes pas prêt.e.s à laisser tomber des personnes qui sont déjà exclues du pouvoir dans le système patriarcal sous prétexte de rester soudé.e.s face aux Grands Ennemis Communs.
Cet argument selon lequel nous devons tou.te.s être uni.e.s contre le même ennemi est souvent étayé par l’idée que parler des rapports de pouvoir et des violences qui en résultent entre nous risquerait de diviser et d’affaiblir notre milieu et la Lutte – avec un grand L, comme s’il y en avait qu’une seule.
Évoquer ainsi un ennemi commun revient à dire que nous serions tou.te.s égaux dans les luttes. Pour nous l’égalité ne signifie pas être identique mais que les spécificités de chacun.e soient prises en compte et que chacun.e ait le même pouvoir. Mais pour établir une telle égalité il nous reste un long chemin à parcourir et nous n’y arriverons jamais en affirmant fort et un peu trop facilement que les méchants sont seulement les flics, les juges, les politiciens, les pdg… et que ce qui pose problème dans ce monde est à l’extérieur de nous.
Une fois de plus on retrouve une division selon des critères genrés : l’espace public, l’extérieur, c’est là qu’il faut lutter, c’est là que les choses importantes se passent, l’espace privé ou personnel, les problématiques de domination dans les rapports entre nous, ce n’est pas une vraie lutte, c’est secondaire, ce n’est pas un travail d’homme, pas assez glorieux et surtout pas vraiment reconnu…
Penser les luttes ainsi hiérarchisées permet bien de se cacher derrière elles : dans les « grandes » luttes, nous pouvons être sûr.e.s d’être du bon côté, ce qui n’est pas si évident quand on s’attaque à la sphère personnelle. Et c’est vrai que ça peut faire mal, travailler sur sa propre construction sociale est au moins aussi difficile qu’abolir l’Etat (même si statistiquement les chances d’obtenir des résultats sont plus élevées).
Le rapport aux « monstres »
Comme évoqué plus haut, lorsque l’on cherche à créer des espaces safe pour des personnes ayant subi des violences, il ne s’agit ni de reproduire le fonctionnement de la Justice et de punir, ni de diaboliser les personnes auteures de violences en les stigmatisant comme des monstres, des « cas », des gens « à part »…
En effet pour ce qui est du viol, en f-rance 75 % des viols commis le sont par une personne proche. Nous sommes relativement bien placé.e.s pour savoir qu’il peut aussi s’agir de nos potes proféministes avec lesquels nous avons peut-être même des relations intimes.
Le viol et les violences sexistes étant tristement banal.e.s, quasiment toutes les femmes, les lesbiennes ou les trans en ont été « victimes » un jour dans leur vie. Pour ce qui est des violences sexistes, selon Amnesty International, les violences intra-familiales sont la première cause de mortalité et d’invalidité pour les femmes européennes âgées entre 16 et 44 ans. Encore une fois nous préciserons que la violence ne réside pas seulement dans ces comportements extrêmes mais s’insinue dans une multitude de ramifications de nos relations.
C’est pourquoi il faut pouvoir entendre et comprendre que des femmes, des lesbiennes ou des trans, se sentent parfois mal à l’aise ou ne souhaitent pas se trouver dans le même espace qu’un violeur dont l’histoire est connue. Mais soyons clair, la prise en compte de cette réalité ne signifie pas que tout le monde doive adopter le même point de vue et refuser la présence d’un violeur.
Seulement, le fait de révéler une situation de violence ou de viol pour la prendre en charge, est souvent interprété comme une volonté de stigmatiser et de punir la personne responsable, alors même que les porteuses du discours ne se placent pas dans cette lignée.
C’est un peu comme si le fait d’identifier un violeur était associé dans nos têtes au fait d’identifier un monstre, ce qu’en général on refuse quand il s’agit d’un ami, d’une connaissance, ou d’une personne « du milieu ».
En effet, qui n’a pas entendu mille fois que les violeurs étaient des fous ou des monstres. Mon [8] propre père disait : « le premier qui viole ma fille je lui balance un coup de fusil dans les couilles à ce malade », alors que lui-même touchait mon corps contre mon gré. L’idéologie du monstre semble être une idéologie qui habite toutes les têtes, l’idéologie de la possession aussi d’ailleurs.
C’est une question de réflexes intellectuels. De même qu’il est dans nos habitudes de ne pas trouver important de prendre en compte la réalité sociale d’une femme (comme on l’a dit, l’être humain universel étant l’homme blanc, hétéro, valide, et sûrement pas pauvre, accorder du temps et de l’importance à celles et ceux qui sont « à part » n’est pas courant pour nous), il est également dans nos habitudes de considérer l’entité « violeur » comme « monstrueuse ».
Et pour cause ! Ces actes sont en effet monstrueux et inacceptables. Et notre envie de dé-stigmatisation ne vise pas du tout à atténuer leur portée et leur gravité.
Il s’agit plutôt de démythifier et d’arrêter de croire qu’ils sont le fait de « monstres », c’est à dire d’êtres « fondamentalement habités par le mal » ou de personnes chez qui ces comportements seraient « naturels » voire, pour pousser à peine plus loin, qu’il existerait un code génétique du violeur (propos tenus par l’homme actuellement président de la f-rance !).
Ces idéologies ne permettent pas du tout de prendre en compte le fait que ces actes sont ancrés dans la continuité d’une histoire sociale, et ne sont en rien une déviance à celle-ci.
Il faut prendre le temps de déconstruire nos réflexes intellectuels si l’on veut effectivement éviter d’être dans un rapport collectif d’exclusion des personnes ayant commis des viols ou des violences sexuelles et sexistes.
La non-stigmatisation est un effort à faire lorsque l’on cherche à comprendre pourquoi des situations sont gérées de telle ou telle manière.
Autre argument pour dire que cet effort est à faire : les chiffres cités amènent à voir qu’on est forcement ami-e avec une / des personnes ayant commis des violences de ce type, même si l’on n’y croit pas toujours, ou si y croire conduirait à devoir observer ses propres comportements de près.
En effet, cette idéologie du monstre ne donne-t-elle pas les moyens de ne pas se sentir concerné par le viol ou les violences sexistes ? Au lieu de me dire que je suis un monstre il est plus confortable de penser que les monstres sont ailleurs !
Pour se pencher sur les violences sexistes il faut d’abord admettre qu’un violeur n’est pas un monstre, et pour ce faire, admettre que le viol est un comportement issu de la normalité, qu’il est « banal ». De la même manière que lorsqu’on lutte contre la violence d’Etat on ne peut pas ignorer la violence que nous avons intégrée, de même pour les violences sexistes nous ne pouvons pas considérer qu’elles sont à l’extérieur de nous.
En invisibilisant les violences et en les taisant, on les occulte, on fait comme si elles n’existaient pas, on censure la moindre parole qui dénoncerait une agression et des responsabilités. Ainsi, dans nos imaginaires des histoires de violences restent rares alors que si on s’y intéresse d’un peu plus près et qu’on essaie de créer des espaces de discussions où il est possible de parler de ces thématiques on se rend compte que nos milieux sont remplis de violences « banales » et d’histoires de viols « ordinaires ». Si on se responsabilisait individuellement et collectivement sur ces sujets, ces récits deviendraient moins exceptionnels, les personnes visibilisées comme violentes de plus en plus nombreuses et donc de moins en moins vues comme des monstres, comme des personnes différentes à montrer du doigt. Cela permettrait peut-être enfin de ne pas stigmatiser des « cas » individuels mais de s’attaquer à cette normalité problématique.
Se poser des questions politiques de ce type est donc à un moment donné une démarche personnelle, car ces schémas que nous voulons détruire sont profondément enracinés dans nos comportements. Il s’agit de constructions sociales à déconstruire si nous voulons vivre des rapports différents.
Seulement évidemment il s’agit bien d’un problème collectif, en effet si je change des choses seul.e, les transformations ne seront pas très visibles dans mes relations.
Prendre le personnel comme du politique n’est pas forcement une démarche individuelle. On peut imaginer des espaces de réflexion et d’action qui, s’ils sont collectifs, permettront de rendre ce politique « plus que personnel ».
ET MAINTENANT..?
En somme, si nous avons écrit cette brochure c’est parce qu’il nous semble indispensable de nous emparer plus collectivement de ces problématiques. Ça nous amène à poser la question de savoir qui prend du temps pour ça ? Nous ne sommes pas très nombreux.es à nous investir là-dedans et il faut bien admettre aussi que ce sont rarement des hommes qui se rendent disponibles. Nous revenons à la répartition genrée des tâches : les femmes s’occupent des merdes internes pendant que les hommes ont des choses plus importantes et sûrement plus valorisantes à faire.
Si plus de personnes étaient prêtes à réfléchir et à agir face aux violences de genre dans notre milieu cela participerait sans doute aussi à ce que ces violences diminuent.
Plus des formes de travail et de réflexions concrètes autour de ces questions existeront, plus nous pourrons échanger des critiques constructives, et plus nous pourrons nous sentir à l’aise et en sécurité dans nos espaces de vie, intimes ou collectifs.
2ème édition janvier 2009
[1] Nous ne voulons pas invisibiliser que des lesbiennes, trans et femmes sont aussi, dans certains cas, auteur.e.s de violences. Ce fait ne doit pourtant pas faire oublier que dans la majorité des cas les violences émanent des hommes.
[2] Nous avons conscience du fait que le terme “non-blanc” est une sorte de définition par la négation, ce qui peut être assez dévalorisant. Mais nous avons choisi d’utiliser cette expression parce qu’il s’agit là bien d’un critère du racisme. Tout comme au niveau du genre, le masculin est considéré comme l’universel, le non-spécifique, au niveau de la “race”, c’est le blanc qui est universel, et toutes les personnes ayant une pigmentation de peau autre sont stigmatisées comme différentes. Le racisme prend donc pour cible des personnes faisant partie de “races” différentes, alors que le fait d’être blanc.he est rarement vu comme un critère d’appartenance à une “race” spécifique. C’est comme si la question ne se posait tout simplement pas dans ce sens, puisqu’il s’agit de l’universel… Pour visibiliser cette logique du racisme les personnes se nomment aussi parfois personnes racisées.
Evidemment le critère “non-blanc” n’est pas une identité en soi, mais ce n’est pas notre rôle, en tant que collectif majoritairement blanc, de définir une identité positive pour une multitude de personnes diverses qui ont en commun avant tout une position de dominé.e.s dans un système de suprématie blanche. Système qui crée un groupe social rendu faussement homogène par l’idéologie et l’histoire racistes.
Cela ne veut pas dire que ces problématiques ne doivent pas faire partie de nos préoccupations. Mais, comme nous l’apprennent de nombreuses personnes racisées, nous ferions mieux de commencer ce travail par l’écoute et la lecture de leurs expériences et analyses, plutôt que par l’affirmation de concepts formulés par nous.
[3] Pour répondre immédiatement à celles et ceux qui nous reprocheraient, de manière assez provoc’, de ne pas citer les chiffres sur les morts d’hommes, en voici : tous les 14 jours un homme meurt des mains d’une femme, dans plus de 60% des cas cette femme subissait des violences conjugales de la part de l’homme en question et se défendait.
[4] Nous avons choisi de féminiser parce que les relou.e.s peuvent être des hommes comme des femmes, même si la plupart du temps il s’avère que ce sont des hommes.
[5] c’est à dire un espace où la personne se sent à l’aise et en sécurité.
[6] définition du Petit Bébert
[7] Il arrive que des hommes pro-féministes traitent les féministes comme une sorte d’autorité morale absolue. Souvent ils estiment par exemple, que tout texte qu’ils pourraient écrire sur le patriarcat devrait être relu par une féministe avant d’être publié. A d’autres moments, ils nous disent qu’ils ne veulent surtout pas critiquer telle ou telle action pour ne pas servir l’anti-féminisme.
Ces attitudes nous font bien sourire : est-ce qu’ils ne peuvent pas réfléchir tout seuls et assumer leurs écrits ? Ou, le cas échéant, dire qu’ils veulent bien nos conseils parce qu’ils ne sont pas sûrs d’eux sans pour autant ériger la chose en règle politique ? Sont-ils incapables de formuler une critique d’une action sans tomber dans l’anti-féminisme si ce n’est pas ce qu’ils veulent exprimer ? Et pensent-ils vraiment que nous avons besoin de leur protection contre l’anti-féminisme ?
À vrai dire, pour nous, cela nous semble bien lâche et hypocrite : peut-être la raison pour autant de modestie se trouve plutôt dans la peur de s’embrouiller avec les copines féministes, de se prendre des critiques sur sa propre construction masculine dans la gueule, et, pour le dire un peu crûment, de perdre des plans cul ? Quoi qu’il en soit, nous sommes comme tout le monde, nous essayons de construire et de réfléchir nos luttes, et chacun.e à notre manière, nous sommes aussi dans l’expérimentation de nouveaux rapports de genre. Alors forcément parfois nous nous trompons, parfois nous allons trop loin, parfois nous revenons sur des points de vue, nous évoluons… mais c’est comme ça aussi que nous avançons et que nous faisons des expériences concrètes, qui nous aident à penser plus loin. Et nous avons envie de dire à nos amis pro-féministes qu’il est évident que le fait de se référer à une autorité, c’est rassurant, mais il n’y a rien de plus émancipant que de se jeter à l’eau et de porter la responsabilité entière pour ses propres engagements politiques !
[8] Ce texte a bel et bien été écrit à plusieurs, ce qui n’empêche pas que des parties aient été écrites individuellement. En général nous utilisons le nous pour mettre en avant une dimension collective, mais pour des raisons évidente ça n’était pas possible ici. Imaginez « notre propre père disait… »