Fiction ou réalité?
Si la dénonciation de ces privilèges masculins est nécessaire à partir d’uneperspective féministe – que j’endosse – afin de faire advenir une société égalitaire,le fait de savoir si les hommes transsexuels en profitent pleinement à partir du momentoù ils sont reconnus comme faisant partie du groupe des hommes n’est pas aussiévident. Cet article se focalise donc sur la question suivante : comment les hommestranssexuels bénéficient-ils des privilèges de la masculinité dans des sociétés où leshommes représentent un groupe avantagé tant au plan social, culturel, politiquequ’économique ? Les réponses à cette question divergent : alors qu’une partie de lalittérature sur le sujet montre que les hommes transsexuels sont privilégiés par leurtransition de sexe et qu’il s’agit d’une raison importante expliquant leur motivation,d’autres auteur-es soutiennent que ces hommes ne profitent pas de ces privilèges etd’autres encore examinent comment l’accessibilité à ces privilèges est différenteselon les conjonctures vécues par ces hommes. Ce texte explore ces prises deposition théoriques et conclut sur la nécessité de concilier les perspectives féministeset trans en proposant une approche transféministe.
Tiré du livre Diversité sexuelle et constructions de genre
sous la direction de Line Chamberland, Blye W. Frank, Janice Ristock
mai 2013
TRANSSEXUALITÉ ET PRIVILÈGES MASCULINS
Fiction ou réalité ? *
Alexandre BARIL
Les féministes ont analysé, au cours des dernières décennies, des notions comme celles de sexe, de genre, d’identité sexuelle, etc. Ces mêmes notions se trouvent au cœur du phénomène transsexuel, d’où l’intérêt de certaines féministes de l’étudier. Bien que plusieurs analyses féministes présentent une interprétation positive et une attitude d’ouverture par rapport à la transsexualité (Halberstam, 1998 ; Bourcier, 1999 ; Heyes, 2002 ; Butler, 2006 ; Elliot, 2009), d’autres manifestent leurs réticences et leurs critiques à son égard (Raymond, 1977 ; 1981 ;Yudkin, 1978 ; Millot, 1983 ; Eichler, 1989 ; Jeffreys, 1997 ; 2003). Ces dernières considèrent que la transsexualité résulte des stéréotypes sexuels et voient les personnes transsexuelles comme responsables de leur perpétuation. Quelques féministes très critiques vont jusqu’à se demander s’il n’existe des hommes transsexuels que dans la mesure où certaines femmes tenteraient d’échapper individuellement au système patriarcal pour profiter des privilèges liés à la masculinité dans des sociétés sexistes. Raymond (1977 ; 1981) et Jeffreys (1997 ; 2003) soutiennent que ces privilèges sont centraux dans le phénomène transsexuel : alors que les femmes transsexuelles ont profité de privilèges masculins dans leur vie prétransitoire, les hommes transsexuels accèdent à ces privilèges dès lors qu’ils entreprennent leur processus de réassignation sexuelle. Elles affirment qu’il s’agit là d’une raison déterminante de leur décision. Ils sont ainsi accusés d’opter pour une solution individualiste afin de sortir de l’oppression patriarcale.
Si la dénonciation de ces privilèges masculins est nécessaire à partir d’une perspective féministe – que j’endosse – afin de faire advenir une société égalitaire, le fait de savoir si les hommes transsexuels en profitent pleinement à partir du moment où ils sont reconnus comme faisant partie du groupe des hommes n’est pas aussi évident. Cet article se focalise donc sur la question suivante : comment les hommes transsexuels bénéficient-ils des privilèges de la masculinité dans des sociétés où les hommes représentent un groupe avantagé tant au plan social, culturel, politique qu’économique ? Les réponses à cette question divergent : alors qu’une partie de la littérature sur le sujet montre que les hommes transsexuels sont privilégiés par leur transition de sexe et qu’il s’agit d’une raison importante expliquant leur motivation, d’autres auteur-es soutiennent que ces hommes ne profitent pas de ces privilèges et d’autres encore examinent comment l’accessibilité à ces privilèges est différente selon les conjonctures vécues par ces hommes. Ce texte explore ces prises de position théoriques et conclut sur la nécessité de concilier les perspectives féministes et trans en proposant une approche transféministe.
1. La Transsexualité et la notion de privilèges
1.1. Les transidentités : quelques définitions
L’intérêt populaire et scientifique pour les transidentités1 est récent dans l’histoire. Bien que certaines manifestations de transsexualisme et de transgenrisme aient existé à plusieurs époques, ce n’est que durant la seconde moitié du XXe siècle que s’est constitué le champ des études trans. Le transsexualisme et le transgenrisme sont deux formes de pratiques et d’identités centrales dans le champ des transidentités, d’où l’importance de les définir. Le transgenrisme peut revêtir deux significations. La première acception du terme transgenre renvoie aux personnes qui vivent au quotidien dans une identité genrée qui diffère de leur sexe attribué à la naissance. La seconde acception du terme est moins spécifique. Elle est utilisée, de façon plus récente, pour décrire l’éventail possible des transidentités. Le transgenrisme, dans ce contexte, devient en quelque sorte un synonyme de l’identité queer revendiquée par certaines personnes (Stryker, 2006b, p. 254-255)2. Dans cette perspective, le transsexualisme apparaît comme une forme plus particulière de transgenrisme, consistant à transformer le corps à l’aide de techniques médicales et scientifiques ainsi que l’identité de sexe/genre aux plans légal et social. Stryker (2006b, p. 255) définit la transsexualité ainsi : « […] transsexuality is considered to be a culturally and historically specific transgender practice/identity through which a transgendered subject enters into a relationship with medical, psychotherapeutic, and juridical institutions in order to gain access to certain hormonal and surgical technologies for enacting and embodying itself ». [La transsexualité est considérée comme une pratique/identité transgenre spécifique culturellement et historiquement à travers laquelle un sujet transgenre entre en relation avec les institutions médicales, psychothérapeutiques et juridiques afin d’obtenir l’accès à certaines technologies hormonales et chirurgicales pour se représenter et s’incarner.]
Cette définition, bien qu’elle ne soit pas adoptée de façon unanime, fait généralement consensus chez les auteur-es3. Enfin, on dénombre deux types de personnes transsexuelles, soit de femme à homme (FtoM, FTM, F2M, homme transsexuel, transhomme, transsexuel…) ou d’homme à femme (MtoF, MTF, M2F, femme transsexuelle, transfemme, transsexuelle…)4.
1.2. La notion de privilèges des groupes dominants
Selon certaines féministes qui s’opposent à la transsexualité, la question des privilèges masculins est indissociable d’une analyse de cette réalité. Comme le souligne Koyama (2009), plusieurs personnes transsexuelles sont accusées d’avoir profité et/ou de profiter de ces bénéfices liés au statut d’homme :
Some feminists, particularly radical lesbian feminists, have accused trans women and men of benefiting from male privilege. Male-to-female transsexuals, they argue, are socialized as boy and thus given male privilege ; female-to-male transsexuals on the other hand are characterized as traitors who have abandoned their sisters in a pathetic attempt to acquire male privilege. Transfeminism must respond to this criticism, because it has been used to justify discrimination against trans women and men within some feminist circles.
[Certaines féministes, en particuliers des féministes lesbiennes radicales, ont accusé les femmes et hommes trans de bénéficier de privilèges masculins. Elles argumentent que les MtF ont eu une socialisation de garçon et donc ont accédé à des privilèges masculins ; les FtM, de leur côté, sont considérés comme des traitres qui ont abandonné leurs soeurs dans une tentative pathétique d’accéder au privilège masculin. Le transféminisme doit répondre à cette critique, parce qu’elle a été utilisée pour justifier des discriminations envers des femmes et des hommes trans à l’intérieur de certains milieux féministes.]
Au cours des dernières décennies, la notion de privilèges a été théorisée dans le champ des études féministes, des études critiques sur l’ethnicité et des études gaies, lesbiennes et trans. Le concept de privilèges est souvent associé à celui d’oppression, d’où l’importance de définir ce concept. L’oppression est une notion à laquelle se réfère un certain nombre de mouvements sociaux qui revendiquent une plus grande justice sociale (Young, 1990, p. 42). Un avantage à employer cette notion plutôt que d’autres expressions plus spécifiques (racisme, homophobie, sexisme, rappons sociaux de sexe, etc.) réside dans le fait qu’il s’agit d’un terme général qui peut évoquer de multiples formes d’oppression. C’est d’ailleurs en ce sens que l’utilise Young (1990, p. 40), qui donne cette définition minimale de l’oppression : « In the most general sense, all oppressed people suffer some inhibition of their ability to develop and exercise their capacities and express their needs, thoughts, and feelings. » [D’une manière générale, toutes les personnes opprimées souffrent d’inhibition de leurs capacités à développer et exercer leurs aptitudes et à exprimer leurs besoins, pensées et sentiments.] Pour Young (1990, p. 40- 41), ce qui caractérise l’oppression, c’est qu’elle s’applique à un groupe, de manière systémique et quotidienne. Young (1990, p. 41) ne pense pas uniquement l’oppression comme le résultat d’actions délibérées et intentionnelles d’un groupe sur un autre et c’est en ce sens qu’elle est structurelle : l’oppression ne provient pas d’un groupe spécifique, mais se loge dans l’ensemble des institutions, des lois, des discours, des normes, etc. De cette façon, beaucoup de personnes participent, souvent sans même en être conscientes, à la reconduction des oppressions envers certains groupes à travers leurs actions régulières, bien que certaines le fassent de façon consciente et intentionnelle5.
C’est dans ce contexte que la notion de privilèges intervient. En effet, bien que plusieurs personnes n’aient pas l’intention délibérée d’opprimer d’autres personnes, leur simple appartenance à certains groupes (exemples : blanc, homme, hétérosexuel…) et leurs interactions quotidiennes renforcent l’oppression d’autres groupes, à travers notamment l’accès à des privilèges non mérités dont elles bénéficient et qui sont déniés aux groupes opprimés. En ce sens, les groupes avantagés ont un certain intérêt à reconduire l’oppression pour conserver leurs privilèges (Young, 1990, p. 42). C’est pour ces raisons que plusieurs auteures (Bailey, 1998, p. 104 ; Lemay, Bastien Charlebois et Waddell, 2009) affirment qu’une conceptualisation des oppressions qui ne tiendrait pas compte des privilèges serait partielle. De plus, les analyses intersectionnelles sur l’identité, qui ont montré l’imbrication de diverses composantes dans la structuration identitaire (ethnicité, classe, sexe, orientation sexuelle…), ont montré que le fait d’être opprimé et d’être privilégié ne sont pas des réalités exclusives. En effet, une personne peut à la fois faire partie d’un groupe privilégié à partir d’une de ses facettes identitaires et d’un groupe opprimé à partir d’une autre (Bailey, 1998, p. 106 ; Lemay et al., 2009). La notion de privilèges, telle qu’elle est utilisée ici et par les différents mouvements sociaux, se distingue du sens traditionnel qui lui a été attribué : Historically, the term privilege was initially used to denote individual exemptions from the law. The term derives from the Latin words privus (private) and legis (laws). In Rome, a privilegium was a special ordinance referring to an individual, and often providing an exemption from the normal requirements of the law. Within medieval and premodern Europe, the term continued to have strong legal connotations (Kruks, 2005, p. l80)6.
[Historiquement, le terme privilège a été utilisé initialement pour dénoter les excéptions individuelles à la loi. Le terme vient des mots latin “privus” (privée) et “legis” (loi). A Rome, un “privilegium” était une ordonnance spéciale concernant unE individuE et permettant souvent une exception par rapport aux conditions normales de la loi. Dans l’Europe médiévale et pré-moderne, le terme continua d’avoir une forte connotation légale.]
Cette signification sous-tend une vision positive de la notion de privilèges, selon laquelle c’est un droit mérité dont on jouit (Bailey, 1998 ; McIntosh, 2009). Elle implique que les privilèges ne s’appliquent qu’à un petit nombre d’individus. L’arrivée des mouvements sociaux a permis une redéfinition du vocable : les privilèges ne concernent plus des individus isolés, mais bien la majorité et sont non mérités, car leur jouissance se réalise au détriment de groupes désavantagés (Kruks, 2005, p. 180-181). Alors que certains privilèges devraient s’appliquer à tout le monde afin d’être justes, d’autres sont injustes et devraient être abolis (Bailey, 1998 ; McIntosh, 2009). Selon Bailey (1998, p. 108), la notion de privilèges se caractérise par les quatre éléments suivants :
[…] (1) benefits granted by privilege are always unearned and conferred systematically to members of dominant social groups ; (2) privilege granted to members of dominant groups simply because they are members of these groups is almost never justifiable ; (3) most privilege is invisible to, or not recognized as such, by those who have it ; and (4) privilege has an unconditional “wild card” quality that extends benefits to cover a wide variety of circumstances and conditions.
[(1) Les avantages acquis par le biais des privilèges sont toujours immérités et accordés systématiquement aux membres des groupes sociaux dominants ; (2) les privilèges dont bénéficient les membres de groupes dominants, simplement parce qu’illes sont membres de ces groupes, ne peuvent presque jamais être justifiés ; (3) La plupart des privilèges sont invisibles ou ne sont pas reconnus comme tels par celleux qui les ont ; et (4) le privilège a une qualité de “joker” inconditionnelle qui étend ses avantages pour couvrir une large variété de circonstances et de conditions.]
Les privilèges, soutiennent plusieurs auteur-es (Tirrell, 1993 ; Bailey, 1998 ; Kebabza, 2006 ; Dupuis-Déri, 2008 ; Lemay et al., 2009 ; McIntosh, 2009), se matérialisent, que les personnes qui en bénéficient en soient conscientes ou non, qu’elles veulent les obtenir ou non. Une importante théoricienne du concept de privilèges est McIntosh (2009) qui, dès 1988, a publié une liste de cinquante privilèges blancs7. Depuis, de nombreuses listes similaires sont apparues sur le Web. Il est possible aujourd’hui de dénombrer des listes de privilèges de divers groupes sociaux, tels que les privilèges hétérosexuels, cissexuels8, masculins, de classe, etc. (Kruks, 2005, p. 180). Ces privilèges, de la part des groupes qui en tirent profit, ont tendance à être sous-estimés ou niés, ce qui leur permet de se conforter dans une position dominante (Tirrell, 1993 ; Bailey, 1998 ; Kebabza 2006 ; Dupuis-Deri, 2008 ; Lemay et al., 2009 ; McIntosh, 2009). Cela démontre l’importance de les mettre en lumière et de les dénoncer9, non pour verser dans une moralisation et une culpabilisation des groupes dominants, mais bien pour leur permettre d’élaborer une éthique et une politique de responsabilisation à l’égard de groupes opprimés10. Ainsi, oppression/discrimination d’un groupe dominé et privilèges d’un groupe dominant constituent les deux faces d’une même médaille. Pour illustrer ce phénomène, prenons l’exemple suivant. Pour un même type de réparation, un mécanicien et une mécanicienne échouent à résoudre le problème. Dans le cas de la femme, plusieurs attribueront cette erreur au sexe de la personne, ce qui constitue une forme de discrimination directe. Dans le cas de l’homme, la clientèle ne se questionnera pas à savoir si c’est à cause de son sexe que le problème n’est pas résolu, mais cherchera d’autres explications (problème mécanique complexe…). Ce non-questionnement constitue une forme de privilège masculin trop peu reconnu. En somme, ces avantages quotidiens dont profite le groupe social des hommes sont souvent sous-théorisés lorsqu’il est question d’oppression. Quels sont justement ces bénéfices liés à la masculinité et auxquels les hommes transsexuels pourraient avoir accès ? Dupuis-Déri (2008, p. 151-152) dénombre plusieurs de ces privilèges des hommes cissexuels :
Toutes choses égales d’ailleurs, un homme a plus de chances qu’une femme d’atteindre les sommets des diverses structures hiérarchiques dans la sphère politique, économique, médiatique, culturelle, militaire et policière, scientifique et religieuse, ainsi que dans les puissants réseaux criminels. L’homme sera en général considéré comme plus compétent qu’une femme pour des emplois prestigieux et bien rémunérés. Un homme hétérosexuel vivra généralement en relation avec une femme qui dispose de moins d’argent que lui. Il aura donc plus d’autonomie dans le marché et plus de facilité qu’une femme à paraître crédible lorsqu’il sera question de brasser des affaires. La parole d’un homme sera considérée comme plus crédible que celle d’une femme. [. . .] Un homme n’aura en général pas peur de marcher seul dans la rue ou de voyager seul dans divers pays et pourra profiter du rôle de protecteur à l’égard de femmes craignant de se déplacer dans l’espace public11.
1.3. Les hypothèses explicatives de quelques féministes sur les transitions FTM
Certaines féministes pensent que les personnes transsexuelles sont dupes du système patriarcal, en endossant les normes d’un postulat où sexe et genre devraient concorder (Yudkin, 1978, p. 100 ; Millot, 1983, p. 15 ; Eichler, 1989, p. 289). Ici, le patriarcat représente la condition de possibilité de la transsexualité, son « contexte sociopolitique » d’émergence (Raymond, 1981, p. 13-48). La transsexualité et le patriarcat sont théorisés en termes causaux : la transsexualité apparaît comme l’effet d’une cause primordiale qu’est la société fondée sur le sexisme. Raymond (1981, p. 18-19) soutient :
En fait, fondamentalement, une société qui assigne un rôle stéréotypé à chacun des deux sexes ne peut qu’engendrer le transsexualisme. […] À mon avis, la société patriarcale [sic] et ses définitions de la masculinité et de la féminité constituent la cause première de l’existence du transsexualisme. […] Au sein d’une telle société, le transsexuel ne fait qu’échanger un stéréotype contre un autre, et renforce ainsi les maillons qui maintiennent la société sexiste […]
Pour ces quelques auteures féministes, bien que les personnes transsexuelles soient les victimes du système patriarcal, elles reproduisent simultanément ses schèmes d’oppression. Dans ce contexte, la transsexualité FTM est souvent conçue comme une solution individualiste pour pallier un problème systémique, celui du patriarcat. qui devrait être résolu à travers une lutte politique12. Raymond (1981, p. 21-27, 57-58) soutient que les hommes transsexuels sont des « alibis » du système patriarcal et du transsexualisme qui permettent de faire croire qu’i1 s’agit d’une problématique humaine, universelle et non d’une invasion des hommes sur le territoire des femmes. Elle dit (Raymond, 1981, p. 57-58) :
Quant à moi, je suggérerais que, soumis à l’obligation de devoir démontrer que le transsexualisme n’est pas en fait réservé aux seuls hommes, l’empire médical intègre les candidates au changement de sexe, mais toujours en fixant ses propres conditions. [. . .] Ce système [de « caution-alibi »] exige que l’afflux d’éléments étrangers au sein du groupe soit soumis à un quota, calculé de façon à créer l’illusion d’une inclusion. C’est exactement ce que se passe chez les transsexuels. […] En outre, cette présence-alibi des femmes dans tous les domaines du monde transsexuel suffit aux experts en la matière pour prétendre que le transsexualisme n’est pas sexiste.
Pour Raymond, ces hommes transsexuels ont aussi eux-mêmes intégré le sexisme et la misogynie, pensant que le vrai pouvoir se trouve du côté des hommes, d’où leur intérêt à faire une transition de sexe (Raymond, 1981, p. 23). Jeffreys (1997 ; 2003), elle, conceptualise les hommes transsexuels comme des lesbiennes victimes du système hétérosexiste. Elle stipule que la transsexualité des FTM représente une « […] vigorus form of lesbian oppression » (Jeffreys, 1997, p. 72). Selon elle, une raison déterminante qui explique le passage femmes vers hommes est une contrainte sociale à l’hétérosexualité, une homophobie intériorisée (Jeffreys, 1997, p. 61, 69 ; 2003, p. 122-143). Jeffreys propose également de voir la transsexualité comme une façon, pour certaines lesbiennes victimes de violences sexuelles, d’échapper à leur condition d’opprimées, car leur corporéité féminine leur rappelle trop leurs souffrances. Elle écrit (Jeffreys, 2003, p. 138-l39) :
FTMs do not usually mention child sexual abuse as a reason for their desire to transition, probably because this would not support the notion that they were “really” men, or engaged in a positive transformation. But many accounts of transitioning make it clear that child sexual abuse plays an important role. I have argued elsewhere that transsexual surgery needs to be understood as a form of self-mutilation by proxy, in which self-mutilators engage someone else to perform the mutilation […] The transsexualism of these abused lesbians originated in a desire to exit the body that was associated with abuse, the female body, and aspiration to the body of the abuser that represented power13.
[Habituellement les FtM ne mentionnent pas les abus sexuels subis dans l’enfance comme une raison de leur désir de transition, probablement parce que cela va à l’encontre du sentiment qu’ils étaient “vraiment” hommes, ou qu’ils sont engagés dans une transformation positive. Mais plusieurs récits de transition rendent évident que les abus sexuels subis dans l’enfance jouent un rôle important. J’ai argumenté ailleurs que la chirurgie transsexuelle doit être comprise comme une forme d’automutilation par procuration, dans laquelle les auto-mutilés engagent quelqu’un-e d’autre pour exécuter la mutilation […] Le transsexualisme de ces lesbiennes abusées, a pour origine le désir de sortir du corps qui a été associé à l’agression, le corps femelle, et l’aspiration d’avoir le corps de l’agresseur, qui représente le pouvoir.]
Pour Jeffreys (2003, p. 142), il apparaît clairement que les femmes qui effectuent une transition vers l’identité masculine le font pour fuir la société hétérosexiste opprimante : « The reasons listed here show that the lesbians who transition do so because they wish to escape women’s subordination. » [Les raisons listées ici montrent que les lesbiennes qui transitionnent le font parce qu’elles espèrent échapper à la position subordonnée des femmes.] De plus, leur objectif est en partie atteint puisque les FTM bénéficient, à son avis, des privilèges inhérents à la masculinité, tels que la liberté de mouvement et d’action dans la sphère publique et le fait de pouvoir dominer les femmes dans les relations quotidiennes qu’ils entretiennent (Jeffreys, 2003, p. 143). Les transitions sexuelles des FTM, dans les propos de ces quelques féministes, sont surinvestis de visées politiques : leur transition camouflerait un désir de tirer profit des privilèges masculins et, plutôt que de tenter d’éliminer le sexisme pour pouvoir éventuellement jouir d’une liberté, ils préfèrent dès maintenant l’endosser en passant dans le « camp ennemi14 » (Raymond, 1977 ; 1981 ; Jeffreys, 1997 ; 2003). Rubin (2003, p. 143) résume cette thèse : Non-transsexuals may even believe that women become men to access male privilege. […] FTMs seem calculating and post-feminists to non-transsexuals because some privileges accrue to them. An [sic] FTM may appear to be taking rash personal actions to address a social problem that would be better tackled by political action. But the FTMs were not in pursuit of male privilege.
[Des non-transsexuel-les peuvent même croire que des femmes deviennent hommes pour accéder à des privilèges masculins.[…] Les FtM semblent calculateurs et post-féministes aux non transsexuel-les parce qu’ils obtiennent des privilèges. Un [sic] FtM semble agir de manière personnelle et irréfléchie pour répondre à un problème social qui serait mieux combattu par des actions politiques. Mais les FtM ne sont pas à la recherche de privilèges masculins.]
Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle la raison première qui pousserait les transsexuels à effectuer une transition serait la prise en considération des avantages qu’ils tireront de leur nouveau statut est aisément réfutable (Cromwell, 1999, p. 8-12). D’une part, cela laisse dans l’ombre les raisons qui poussent les transsexuelles à faire une transition et qui n’ont rien à gagner à délaisser leur statut masculin pour intégrer la catégorie femmes. D’autre part, les diverses études effectuées (Devor, 1997 ; Cromwell, 1999 ; Namaste, 2000 ; Califia, 2003 ; Rubin, 2003 ; Green, 2004 ; Dozier, 2005) ont démontré que les facteurs conduisant à une transition de sexe sont nombreux et difficiles à isoler. Prétendre ainsi trouver la cause d’une transition de sexe des FTM – l’acquisition des privilèges liés à la masculinité – est donc simpliste. Butler (2006, p. 114-115) dénonce cette lecture réductrice :
Certaines analyses grossières suggèrent qu’il n’y a des FTM que parce qu’il est plus facile socialement d’être un homme qu’une femme. Mais ces analyses n’interrogent pas s’il est plus facile d’être trans plutôt que d’être perçu comme bio genré, soit d’un genre qui semble « suivre » le sexe de naissance. Si les bénéfices sociaux présidaient à toutes ces décisions de manière unilatérale, les forces en faveur de la conformité prendraient sûrement le dessus.
Interpréter les transitions FTM dans une optique d’évitement de la domination hétérosexiste et d’accaparement des privilèges masculins est donc une perspective qui passe sous silence de nombreux facteurs (Halberstam, 1998, p. 149-150 ; Bourcier, 1999 ; Cromwell, 1999. p. 7-8, 60 63 ; Rubin, 2003, p. 143 ; Green, 2004, p. 72 ; Feinberg, 2006, p. 207). Les transitions s’effectuent habituellement sur la base d’un besoin individuel profond qui concerne la corporéité et l’identité sexuelle (Dozier, 2005, p. 310-311). Le but n’est pas d’occulter le fait que les facteurs sociaux et politiques influencent les désirs individuels. Comme le stipule Koyama (2009), « […] no one is completely free from the existing social and cultural dynamics of the institutionalized gender system. When we make any decisions regarding our gender identity or expression, we cannot escape the fact that we do so in the context of the patriarchal binary gender system ». [personne n’est complètement libre face aux dynamiques existantes sociales et culturelles du système de genres institutionnalisé. Quand nous prenons des décisions à propos de notre identité ou expression de genre, nous ne pouvons échapper au fait que nous les faisons dans le contexte d’un système patriarcal et binaire.] Le sexe demeure indissociable de la charge politique et sociale qu’il porte et donc des avantages ou désavantages qui lui sont associés (Butler, 2006, p. 113-115). Les transitions de sexe impliquent ainsi d’accepter de vivre. avec les aspects positifs et/ou négatifs associés à la masculinité et à la féminité. Bref, il est vrai d’affirmer que la prise en considération des avantages liés à la masculinité par les transsexuels avant d’effectuer leur transition peut influencer leur décision, mais c’est une tout autre chose que d’affirmer que c’est cette volonté qui détermine leur choix ou de soutenir qu’il s’agit d’un facteur prépondérant dans leur décision.
Bourcier, qui présente et critique trois paradigmes interprétatifs du travestissement féminin, dont celui qu’elle nomme le « modèle de la libération » (Bourcier, 1999, p. 1 18), parvient à une conclusion similaire. Selon ce paradigme, les motifs qui poussent les femmes dans de telles pratiques puisent leur source dans les interdits qui pèsent sur elles dans une société patriarcale et qui sont levés lorsqu’elles sont identifiées comme hommes (Bourcier, 1999, p. 123-124). Ce modèle, qui n’est pas étranger aux explications féministes de la transsexualité FTM susmentionnées, stipule que les pratiques de travestissement, de transgenrisme et de transsexualisme des femmes seraient éliminées dans des sociétés où l’égalité hommes/femmes serait atteinte (Bourcier, 1999, p. 124-125). En plus d’être problématique parce qu’elle tend à politiser des pratiques qui ne le sont pas toujours, cette hypothèse conduit à un certain effacement et à une invisibilisation de la réalité des lesbiennes et des hommes transsexuels (Bourcier, 1999, p. 125 ; Cromwell, 1999, p. 9-12 ; Namaste, 2000). Cela contribue à saper leur autodétermination et leurs droits de parole (Cromwell, 1999, p. 60 ; Butler, 2006 ; Stone, 2006). Plusieurs hommes transsexuels rapportent de fait qu’ils n’effectuent pas leur transition pour échapper à leur condition de femme, ce qui invalide ce cadre interprétatif. Cela n’exclut pas néanmoins le fait que certaines personnes puissent agir avec cette intention (Halberstam, 1998). Après tout, plusieurs personnes reconnaissent que les hommes transsexuels accèdent à des privilèges qu’ils n’avaient pas avant, ce qui soulève, comme le souligne Halberstam (1998, p. 143), la question des implications sociales, politiques, etc., de leur choix :
The recent visibility of female-to-male transsexuals has immensely complicated the discussions around transsexuality because gender transition from female to male allows biological women to access male privilege within their reassigned genders. Although few commentators would be so foolish as to ascribe FTM transition solely to the aspiration for mobility within a gender hierarchy, the fact is that gender reassignment for FTMS does have social and political consequences.
[La visibilité récente des FtM a fort compliqué les discussions autour de la transsexualité parce que la transition de femme vers homme permet à des femmes biologiques d’obtenir des privilèges masculins dans leur genre réassigné. Bien que quelques chercheur-es ont été si idiot-es pour attribuer les transitions FtM au simple désir d’ascension dans la hiérarchie de genre, le fait est que le réassignement de genre pour les FtM a des conséquences sociales et politiques.]
Les auteures parlent ainsi de mobilité ascendante dans l’échelle hiérarchique genrée pour décrire le processus que vivent les transsexuels (Shapiro, 1991, p. 269-270 ; Halberstam 1998). La prochaine section permet d’explorer cet aspect sociopolitique des transitions FTM.
2. Les hommes transsexuels et les privilèges masculins : Fiction ou réalité ?
2.1. Les privilèges masculins chez les hommes transsexuels : des perspectives divergentes
Les privilèges masculins tels qu’ils ont été décrits précédemment sont-ils applicables aux hommes transsexuels ? Les réponses à cette question divergent. Certaines féministes analysées plus tôt émettent l’hypothèse que ces hommes effectuent une transition de sexe dans cette intention et soutiennent qu’ils les obtiennent. Par ailleurs, du côté de la littérature dans le champ des études trans, deux positions théoriques se dessinent : 1) une première affirme que l’accès à ces privilèges est très restreint et précaire, sur la base de la socialisation de femme qu’ont reçu ces hommes et de leur condition transsexuelle ; 2) une seconde répertorie les différents privilèges masculins dont profitent ces hommes, mais démontre comment ces avantages s’articulent différemment en fonction d’autres composantes identitaires, à savoir l’ethnicité, l’orientation sexuelle, l’apparence, etc.
La première position, exposée par Cromwell, s’inspire d’une réflexion de Green15. Cromwell (1999) soutient d’abord que les transsexuels ne sont pas des hommes comme les autres. Ainsi, leur accès aux privilèges masculins ne peut être identique. Puis, il affirme que les FTM ne bénéficient pas ou que de façon très limitée d’une mobilité ascendante et de ces privilèges à partir de quatre arguments basés sur l’éducation que ces hommes ont eue et sur leur statut transsexuel (Cromwell, 1999, p. 90)16 :
because of socialization as female-bodied people, transmen and FTMs are “not prepared to become captains of industry ” ; (2) hormones do not change a person’s socialization, and therefore FTMs and transmen may not know how to “play male hierarchy games” ; (3) transmen and FTMs generally do not have the education needed for occupations that require “success as men ” ; and (4) if they are known as FTMs or as transmen they are subject to job discrimination.
[(1) A cause de la socialisation de personnes nées femmes, les hommes trans et FtM ne sont pas préparés à devenir des chefs d’entreprise ; (2) Les hormones ne changent pas la socialisation d’une personne et par conséquent les FtM et les hommes trans ne peuvent pas savoir comment “jouer aux jeux de la hiérarchie des hommes” ; (3) Les hommes trans et les FtM n’ont généralement pas l’éducation requise pour des métiers où on réussit en tant qu’hommes” ; et (4) s’ils sont connus comme FtM ou comme hommes trans, ils sont sujets à des discriminations au travail.]
Les arguments de Cromwell ne sont pas totalement faux. Cependant, les analyses qui suivront permettront de les nuancer. En ce qui concerne le premier argument, bien que la socialisation influence une personne, cela ne la détermine pas, sans quoi l’agentivité serait impensable. La socialisation d’une personne peut ne pas l’avoir « conditionnée » à être violente par exemple, mais pour diverses raisons elle peut le devenir. Il est vrai par ailleurs que les traitements hormonaux ne transforment pas le passé d’une personne, et donc son éducation sociale. En revanche, cela ne permet pas de valider la seconde partie de l’argument : ce n’est pas parce que les femmes n’ont pas appris à se comporter comme les hommes qu’elles ne le feront jamais. Cela est d’autant plus vrai pour les transsexuels. Quant au troisième argument, sa véracité varie en fonction de facteurs temporels et géographiques : dans des sociétés où les femmes ont un accès à l’éducation identique à celui des hommes – même si des disparités subsistent -, il est possible de penser que les transsexuels issus de ces sociétés auront un niveau d’éducation similaire à celui des hommes cissexuels. De surcroît, certaines études (Schilt, 2006, p. 480-483) démontrent que les transsexuels s’instruisent davantage à la suite de leur transition. Il est enfin pertinent de noter que certains des privilèges masculins ne s’appliquent pas aux FTM. Je pense ici notamment aux privilèges qui concernent la sexualité, par exemple le fait que l’orgasme masculin implique habituellement la fin d’un rapport sexuel hétérosexuel (Dupuis-Déri, 2008, p. 152), ou encore de ne pas avoir à se soucier de tomber enceint. En effet, les corps hybrides des transsexuels peuvent rester fécondables et peu importe les chirurgies subies, ils ne peuvent pas avoir d’érections naturelles et d’éjaculations, ce qui rend impossible l’accès à ce genre de privilèges. La seconde position théorique estime que les transsexuels bénéficient des privilèges de la masculinité et le champ du travail constitue un endroit clé pour analyser cette réalité. On y remarque que les femmes transsexuelles voient leurs avantages décroître alors que les hommes transsexuels ont accès à de nouvelles formes de bénéfices grâce à leur transition (Bourcier, 1999, p. 122 ; Schilt et Wiswall, 2008). Les conclusions de l’étude de Schilt et Wiswall (2008, p. 2-3, l7-l9) sont claires : les MTF subissent des torts (perte de salaire, discrimination, harcèlement sexuel, etc.) en emploi alors que les FTM jouissent d’une mobilité ascendante. Schilt (2006) analyse d’ailleurs le type de privilèges qu’acquièrent certains hommes transsexuels dans leur milieu de travail après leur transition. Le terme « certains » est important puisque la conclusion de sa recherche démontre que ce sont ceux qui sont de grande taille et blancs qui profitent le plus de ces privilèges (Schilt, 2006, p. 469). Cette conclusion repose sur les théories de Connell (1995) voulant qu’il existe une masculinité hégémonique qui se construit au détriment des femmes et des masculinités subordonnées en fonction de la classe, de l’ethnicité, de l’orientation sexuelle, etc. ll est possible de dénombrer quatre niveaux où les FTM profitent de nouveaux privilèges en emploi (Schilt, 2006, p. 475-482). Premièrement, ils jouissent d’une plus grande reconnaissance de leur autorité et de leurs compétences (Schilt, 2006, p. 478). Deuxièmement, ils sont plus respectés et plus reconnus dans le cadre de leur emploi pour le travail qu’ils effectuent (Schilt, 2006, p. 478-479). Troisièmement, ces hommes constatent un plus grand respect de leur intégrité corporelle et sexuelle (Schilt, 2006, p. 479-480), mais cet avantage ne s’applique qu’aux transsexuels dont l’identité sexuelle est non révélé (stealth) (Schilt, 2006, p. 480) :
Transitioning for stealth FTMs can bring with it physical autonomy and respect, as men workers, in general, encounter less touching, groping, and sexualized comments at work than women. Open FTMs, however are not as able to access this type of privilege, as coworkers often ask invasive questions about their genitals and sexual practices.
[Transitionner pour des FtM dont l’identité sexuelle est non révélée peut apporter une autonomie physique et un respect, en tant que travailleurs (hommes), en général, ils ont moins de contacts physiques, d’attouchements, de remarques sexuelles au travail que des femmes. Les FtM visibles n’ont pas la possibilité d’accéder à ce type de privilèges, car leurs collègues de travail leur posent souvent des questions intrusives à propos de leurs organes génitaux et de leurs pratiques sexuelles.]
Quatrièmement, ils ont de meilleures opportunités sur le plan économique et statutaire à partir de leur nouvelle identité masculine : « Several FTMs who are stealth also reported a sense that transition had brought with it economic opportunities that would not have been available to them as women, particularly as masculine women17 » [Plusieurs FtM dont l’identité sexuelle est non révélée ont également rapporté la sensation que la transition leur a apporté des opportunités économiques qui ne leur auraient pas été accessibles en tant que femmes, particulièrement en tant que femmes masculines.] (Schilt. 2006, p. 480). Dozier (2005, p. 309) souligne aussi que les transitions FTM favorisent, en emploi, un accès à un statut plus élevé, à un meilleur traitement, de même qu’à une condition économique plus favorable.
Ces quatre formes de gains expérimentés en emploi s’observent dans la société en général. Par rapport à leur statut de femme, les hommes transsexuels rapportent que leur statut d’homme les avantage, leur permettant une plus grande liberté d’action, au niveau des attitudes et des comporte-ments, et des déplacements dans la sphère publique en toute sécurité (Devor, 1997, p. 540-541). On note aussi que plusieurs hommes transsexuels se sentent plus respectés socialement (dans les différents services à la clientèle) et ont un espace de parole – et une tribune d’écoute – plus important (Devor, 1997, p. 541-542 ; Green, 2004, p. 35 ; Dozier, 2005, p. 307-308). Devor (1997, p. 543) résume ainsi les propos de ses répondants : « In sum, close to half (46 percent) of those participants who had experienced life both as men and women felt that men were the more privileged of the two genders because men were more respected, better paid, and more physically and socially powerful. » [En somme, presque la moitié des participant-es (46%) qui ont expérimenté une vie à la fois en tant qu’homme et en tant que femme ont senti que les hommes sont les plus privilégiés des deux genres parce que les hommes sont plus respectés, mieux payés et plus puissants physiquement et socialement.] De plus, lorsque ces hommes dénoncent le sexisme, ils sont perçus positivement par les femmes et récompensés pour leur attitude égalitaire, plus que si c’étaient des femmes qui exposaient le même point de vue (Dozier, 2005, p. 308).
Par ailleurs, tous ces privilèges ne sont pas accessibles à l’ensemble des transsexuels sans distinction. Schilt (2006, p. 483-485) rappelle les limitations à ces privilèges. D’une part, ceux qui ne sont pas sous hormonothérapie et qui ne sont pas perçus comme des hommes par les autres ne bénéficient pas de ces privilèges. D’autre part, dans les premières années de leur transition, plusieurs semblent beaucoup plus jeunes qu’ils ne le sont (voix qui mue, apparition graduelle de la barbe, acné…), de telle sorte qu’ils sont souvent considérés comme des adolescents18. Sur le marché du travail notamment, cette apparence ne donne pas accès aux privilèges (autorité, respect…). De surcroît, ces privilèges sont modalisés en fonction d’autres facteurs, tels que la taille (les petits hommes, comme la majorité des transsexuels le sont, ne font pas partie de la norme dominante masculine) ou encore d’autres appartenances identitaires, comme l’ethnicité (Green, 2004, p. 71-72 ; Dozier, 2005, p. 309-311 ; Schilt, 2006). Schilt (2006, p. 485) conclut : « […] that white, tall men often see greater returns from the patriarchal dividend than short men, young men and men of color ». [que les hommes blancs et grands tirent souvent de meilleurs profits des avantages du patriarcat que les hommes petits, les hommes jeunes et les hommes racisés.] En plus du facteur ethnique, l’identité sexuelle/transsexuelle interfère dans ce processus d’acquisition des privilèges. Le fait par exemple d’être identifié comme homme transsexuel à partir de son identité légale ou encore de son passé (exemple : lorsqu’un employeur vérifie les références ou diplômes de la personne, son ancienne identité peut être révélée) peut s’avérer préjudiciable et l’exposer à des formes de discriminations résultant de la transphobie19 (Dozier, 2005, p. 309). Une autre problématique finalement concerne l’orientation sexuelle. Dans des sociétés hétéronormatives, l’homosexualité, la bisexualité, etc., sont marginalisées. Or, d’une part, on retrouve chez les FTM une diversité de pratiques et d’orientations sexuelles (Bockting, 1999, p. 4-5 ; Cromwell, 1999 ; Dozier, 2005 ; Butler, 2006, p. 99-100 ; Rubin, 2006, p. 478-480). D’autre part, un certain nombre d’entre eux, qui conservent des caractéristiques physiques ou des comportements associés à la féminité, sont victimes d’homophobie, étant perçus à partir de ces signes comme des homosexuels (Dozier, 2005, p. 310)20. En somme, toutes les formes de masculinités ne sont pas équivalentes (Connell, 1995 ; Halberstam, 1998) : en marge de la masculinité hégémonique se trouvent diverses masculinités subordonnées et dévaluées à l’aune de cet idéal normatif. Le but n’est pas de démontrer que les privilèges masculins dont profitent les FTM sont annihilés par les formes d’oppression qu’ils vivent sur la base d’autres facteurs. Une telle logique mènerait à un relativisme et à une invalidation des analyses des systèmes d’oppression puisque chaque groupe pourrait se définir comme opprimé par rapport à d’autres, nier les privilèges dont il bénéficie et ainsi clamer son « innocence » (Lemay et al., 2009, p. 6)21. Ainsi, tout en reconnaissant les privilèges dont tirent profit les transsexuels, il faut nommer les préjudices dont ils souffrent, à partir d’autres composantes de leur identité ou en tant que personnes transsexuelles.
2.2. Le débat sur la notions de passing : Trans (in)visibles
L’accessibilité des transsexuels aux privilèges masculins soulève par ailleurs la problématique de la visibilité transsexuelle. Comme il a été possible de le constater, les privilèges s’articulent différemment selon que ces hommes s’identifient – et sont reconnus – comme personne transsexuelle ou comme homme cissexuel. Évidemment, même dans les cas où des FTM s’identifient comme transsexuel, au travail, dans leurs cercles sociaux ou ailleurs, il n’en demeure pas moins qu’à certaines occasions, ils ne seront pas perçus comme des hommes transsexuels malgré leur désir de visibilité, mais bien comme des hommes cissexuels avec les privilèges que ce statut implique (exemples : dans les transports en commun, dans les magasins), et ce, pour deux raisons. D’une part, leur condition transsexuelle ne sera pas visible dans la majorité des cas et, d’autre part, ils n’entreront pas en contact avec les gens en mentionnant « Je suis transsexuel ». Néanmoins, lorsque les FTM sont visibles, leur accessibilité aux privilèges masculins est différente en fonction de cette condition. Plusieurs auteur-es (Cromwell, 1999 ; Dozier, 2005 ; Serano, 2007) soutiennent en effet que la visibilité modifie l’accès aux privilèges, puisque les FTM ne sont pas, à partir de certains points de vue, considérés comme de « vrais » hommes. Serano (2007), dans son analyse des privilèges cissexuels, soutient que les personnes transsexuelles accèdent à ces privilèges mais de façon conditionnelle. Lorsque les personnes transsexuelles « passent » pour des hommes et des femmes cissexuels, elles se voient attribuer ce même type de privilèges, mais de manière différente. Quand leur statut de personnes transsexuelles est dévoilé, ces privilèges sont souvent confisqués. C’est ce que Serano (2007, p. 169) nomme les « privilèges cissexuels conditionnels ». En fait, dès que la condition transsexuelle est visible, un ensemble de processus discriminatoires se mettent à l’œuvre. Certains sont directs, comme le fait de perdre son emploi, d’autres sont indirects. Par exemple, certaines personnes, lorsqu’elles savent qu’un homme est transsexuel, tenteront de trouver, à l’intérieur de son apparence physique et de ses attitudes, des vestiges de sa « féminité », délégitimant son identité et sa corporéité masculines (Califia, 2003 ; Serano, 2007). Ce nouveau regard « négatif » avec lequel sont scrutées les personnes transsexuelles n’est pas à l’œuvre pour les personnes cissexuelles et il s’agit là d’un privilège dont elles profitent. Serano (2007, p. 172) parle ainsi d’une « artificialisation du genre » des personnes transsexuelles ainsi que d’un « processus de dégendérisation (ungendering) ». À partir du moment où un FTM n’est pas considéré comme un « vrai » homme, il est peu probable qu’il jouisse des avantages liés à ce statut. ll est donc nécessaire de théoriser les privilèges masculins des FTM en tenant compte de la notion de passing.
Voici comment Stone (2006, p. 231) définit le passing : « Passing means to live successfully in the gender of choice, to be accepted as a “natural” member of that gender. Passing means the denial of mixture22. » [“Passer” signifie vivre avec succès dans le genre choisi, d’être accepté-e comme un-e membre “naturel-le” de ce genre. “Passer” c’est empêcher le mélange.] Il est vrai que le fait de « passer » permet d’éviter des situations déplorables, voire dangereuses (Cromwell, 1999 ; Namaste, 2000 ; Roen, 2002 ; Green, 2004). La volonté de passing est donc parfois un réflexe de survie ou un besoin de vivre une vie un peu plus régulière. Elle constitue un refuge contre différents types de discriminations, d’agressions, de marginalisations. En ce sens, le passing est nécessaire. Cependant, un certain nombre de FTM considèrent qu’il est important de s’identifier comme transsexuels. Selon plusieurs, l’invisibilité (ou passing) correspond à un effacement de son passé et donc de son identité et de son cheminement (Cromwell. 1999 ; Green, 2004 ; Feinberg, 2006 ; Stone, 2006). Rester caché-es et non identifié-es ne sert pas la cause transsexuelle, au contraire, c’est ne pas mettre à la lumière du jour des réalités qui sont bien présentes, mais qui tardent à être acceptées socialement, politiquement, juridiquement (Stone, 2006, p. 232). Cela encourage les préjugés et la discrimination, décourage le travail de sensibilisation, etc. (Green 2004). De surcroît, le silence est lourd à porter, il est à l’origine de la peur constante d’être découvert-es et ainsi rejetées (Green, 2004 ; Feinberg, 2006, p. 207 ; Stone, 2006, p. 232. 235). Bref. pour ces auteur-es, le passing favorise l’isolement parce qu’il coupe les personnes transsexuelles des ressources, des appuis et du support émotif et informationnel qu’elles pourraient trouver au sein de la communauté trans (Green, 2004).
Par ailleurs, la visibilité des personnes transsexuelles peut entraîner des réflexions sur les systèmes d’oppression à travers leur non-conformité aux normes dominantes23. En effet, la masculinité transsexuelle alternative peut concurrencer la masculinité hégémonique (Halberstam, 1998, p. 154-173 ; Rubin, 2003). Plutôt que de percevoir, comme certaines féministes, une forme de reproduction des systèmes dominants dans la transsexualité, certaines personnes insistent sur l’aspect ambivalent de celle-ci par rapport à la consolidation des normes en vigueur. Ainsi, la transsexualité n’est pas conçue en el1e-même comme une forme de domination, ni en elle-même subversive, mais ce sont plutôt les contextes de réalisation et de réception24 qui déterminent le degré de subversion ou non par rapport au sexisme, à l’hétéronormativité, etc. (Halberstam, 1998, p. 40, 146, 160 ; Butler, 1993 ; 2006). La masculinité transsexuelle, par sa trajectoire divergente de la masculinité traditionnelle, de même que par son affirmation positive de corps différents (exemple : des hommes sans pénis), peut ainsi contribuer à redéfinir les définitions usuelles de la masculinité. Rubin (2003, p. 145) mentionne :
Transsexualism itself does not necessarily subvert or affirm dominant forms of masculinity. Transsexual men have the potential to generate either alternative or hegemonic forms of masculinity. Altering their bodies to fit this cultural expectation, these men have an opportunity, though they do not always take it, to resignify what it means to behave like a man.
[Le transsexualisme en soi ne subvertit ni n’affirme nécessairement des formes de masculinités dominantes. Les hommes transsexuels ont la possibilité de générer l’une ou l’autre des formes alternative ou hégémonique de la masculinité. En changeant leurs corps pour correspondre à cette attente culturelle, ces hommes ont une opportunité, même s’ils ne la prennent pas tous, de resignifier ce que veut dire agir comme un homme.]
En somme, bien que le passing s’avère essentiel dans certains contextes, plusieurs disent que la visibilité transsexuelle offre une opportunité intéressante pour déconstruire les systèmes dominants, notamment le sexisme et la transphobie analysés dans la prochaine section25.
3. La transphobie et les privilèges cissexuels/cisgenrés
3.1. L’enchevêtrement des oppressions et des luttes : transphobie et sexisme
À la lumière de ces informations, il faut toutefois se garder de verser dans une vision idéalisée des transsexuels, tous perçus comme des féministes accomplis ou potentiels. En effet, certains ne sont pas féministes et endossent une masculinité dominante. Cette communauté est hétérogène : bien que ces hommes profitent collectivement des privilèges inhérents à la masculinité (et donc qu’ils contribuent ainsi en partie au renforcement du sexisme), il existe des transsexuels qui désirent être égalitaires et d’autres qui sont dominants. Une explication développée par Rubin (2003, p. 165-173) concernant la masculinité dominante chez les FTM stipule qu’elle proviendrait d’une « réaction défensive » à une menace quant à la validité de leur masculinité. Il s’agirait d’un mécanisme de défense psychologique activé au contact d’une transphobie où la masculinité de ces hommes n’est pas reconnue26. Bien que cela n’explique pas tous leurs comportements stéréotypés et dominants – et surtout ne les justifient pas -, je pense, à l’instar de Rubin, que cette hypothèse peut fournir un nouvel éclairage sur certaines de ces attitudes et contribuer à un autre type d’analyse structurelle d’une forme d’oppression systémique, celle de la transphobie et des privilèges cissexuels.
Cela nous conduit à analyser la transphobie et son corollaire, les privilèges cisgenrés et cissexuels27. Les néologismes cissexuel et cisgenré sont apparus dans les années 1990 chez des transactivistes pour désigner les personnes non transsexuelles. Comme nous l’indiquent les dictionnaires de langue française, en sciences pures, l’adjectif cis est employé comme antonyme de trans, le premier référant à un élément qui est du même côté, le second, qui, dans ses origines latines, signifie « par-delà », référant à un élément appartenant aux deux côtés. Plus généralement, le préfixe trans, par opposition au préfixe cis, indique une transformation. Le préfixe cis est accolé aux termes de sexe et de genre pour désigner les personnes qui ne font pas de transition de sexe. Ces termes sont jugés moins péjoratifs que ceux d’hommes/femmes « biologiques28 ». De la même façon que le sexisme, la transphobie opère comme système d’oppression reléguant à la périphérie des sociétés les personnes transsexuelles. Ainsi est créée la cisgenrenormativité29. La cisgenrenormativité postule que les personnes qui s’accommodent du genre assigné à leur naissance sont plus normales que les personnes qui décident de vivre dans un autre genre et qui effectuent des transitions de sexe (Serano, 2007, p. 7-8, 12-13, 161-173). Une hiérarchisation est ainsi faite entre les deux groupes permettant ainsi à la norme de refonder son pouvoir et de justifier sa « normalité » (Butler, 2006 ; Kebabza, 2006 ; Scott-Dixon, 2006 ; Serano, 2007). Cependant, cette position marginalisée offre une posture épistémologique pertinente pour analyser la façon dont fonctionnent les systèmes dominants (Stryker, 1998, p. 151 ; Butler, 2006).
Par ailleurs, les systèmes d’oppression sont liés à des privilèges. Dans le cas de la transphobie, ce sont les personnes cissexuelles et cisgenrées qui en bénéficient. Les formes de discriminations qu’expérimentent les personnes transsexuelles sont multiples et imputables à ces privilèges. Serano (2007, p. 185-193) dénombre cinq formes d’oppression. Premièrement, il y a l’exclusion des personnes transsexuelles dans différents milieux. Cette exclusion peut aussi se situer au niveau du discours, lorsque le langage utilisé pour désigner une personne transsexuelle ne respecte pas son genre/sexe. Cela a pour effet de l’exclure de la catégorie avec laquelle elle s’identifie. Deuxièmement, il y a l’objectification des personnes transsexuelles, qui consiste à mettre un accent démesuré sur leur aspect corporel (changements physiologiques, organes génitaux…), ce qui a souvent pour but de les réassigner à leur sexe/genre attribué à la naissance. Troisièmement, il y a la mystification de la transsexualité et des processus de réassignations sexuelles, c’est-à-dire que les personnes transsexuelles, leur corps, leur genre, leur histoire sont considérés comme mystérieux et fascinants. Cette attitude a pour effet d’accentuer le clivage entre personnes transsexuelles et cissexuelles, délégitimant aux premières la « naturalité » et la véracité de leur sexe/genre. Quatrièmement, il y a l’interrogation entourant la transsexualité qui se traduit par une curiosité excessive concernant les motifs qui poussent une personne à effectuer une transition de sexe. Comme le souligne Serano (2007, p. 187-188), cela a pour conséquence de réduire le sujet interrogé au statut d’objet d’études. Cette interrogation sur l’origine de la transsexualité et son existence repose aussi sur des privilèges cissexuels occultés. Serano (2007, p. 188) écrit :
[…] [T]he question “Why do transsexuals exist ?” is not a matter of pure curiosity, but rather an act of nonacceptance, as it invariably occurs in the absence of asking the reciprocal question .• “Why do cissexuals exist ?” The unceasing search to uncover the cause of transsexuality is designed to keep transsexual gender identities in a perpetually questionable state, thereby ensuring that cissexual gender identities continue to be unquestionable.
[La question “pourquoi les transsexuel-les existent ?” n’est pas une affaire de pure curiosité mais plutôt un acte de non-acceptation, à partir du moment où elle intervient sans que ne soit jamais posée la question réciproque “ pourquoi les cissexuel-les existent ?” La recherche incessante en vue de la découverte de la cause de la transsexualité a pour utilité de figer les identités de genres transsexuelles dans un état perpétuellement susceptible d’être mis en question et fait du même coup en sorte que les identités de genre cissexuelles restent non questionnables.]
Cinquièmement, il y a l’occultation, l’effacement de la réalité transsexuelle30. Comme le rappelle Serano (2007, p. 188-189), les gens émettent leurs propres hypothèses concernant les origines de la transsexualité et fournissent des réponses, souvent sans consulter les personnes transsexuelles. Cette forme de discrimination usurpe les voix des personnes transsexuelles. Ainsi effacées, on peut parler et décider à leur place. Après tout, le processus médical entourant les transitions de sexe n’est-il pas, comme le souligne Serano (2007, p. 189), balisé par des personnes cissexuelles qui décident, de façon exclusive, qui pourra accéder ou non à une transition ?
Ces types de discriminations sont liés à des privilèges non questionnés (Scott-Dixon, 2006 ; Serano, 2007 ; Koyama, 2009). Une personne qui décide de conserver le sexe et le genre qui lui ont été assignés à la naissance se voit-el1e questionnée sur la légitimité de son choix ? Lui demande-t-on d’obtenir des expertises médicales, psychiatriques, sexologiques pour vivre dans son sexe et son genre ? Cherche-t-on à artificialiser et délégitimer son corps et son genre, comme s’ils n’étaient pas normaux, naturels, réels ? Son choix de vivre dans un corps et un genre est-il interprété à la lumière d’une intention politique (acquérir des privilèges masculins par exemple) ? Les réponses à ces questions sont négatives, parce que cette personne possède des privilèges cissexuels31. Ces privilèges reposent à leur tour sur des conceptions ontologiques de ce que sont le sexe et le genre, les hommes et les femmes. Comme le signale Bornstein (2006, p. 238) à propos de la discrimination homophobe qui repose en grande partie sur des conceptions rigides des genres, la transphobie et les privilèges cissexuels tirent leur source des mêmes présuppositions (Califia, 2003 ; Bornstein, 2006 ; Butler, 2006 ; Scott-Dixon, 2006 ; Serano, 2007 ; Koyama, 2009). Le sexisme et la transphobie sont enchevêtrés et se renforcent mutuellement. Voici ce que Serano (2007, p. 13) affirme à ce sujet : […] cissexism, transphobia, and homophobia are all rooted in oppositional sexism, which is the belief that female and male are rigid, mutually exclusive categories, each possessing a unique and nonoverlapping set of attributes, aptitudes, abilities, and desires. Oppositional sexists attempt to punish or dismiss those of us who fall outside of gender or sexual norms because our existence threatens the idea that women and men are “opposite” sexes32.
[Le cissexisme, la transphobie et l’homophobie sont tou-tes relié-es au sexisme oppositionnel, qui est basé sur la croyance que les hommes et les femmes sont des catégories rigides, et mutuellement exclusives, chacune possédant un panel d’attributs, d’aptitudes, de capacités et de désirs uniques qui ne se croisent pas. Les sexistes oppositionnels essayent de punir et de chasser celleux d’entre-nous qui se trouvent en-dehors des normes sexuelles et de genres parce que notre existence met à mal l’idée que femmes et hommes sont des “sexes opposés”.]
Cela démontre la pertinence, à la fois pour le mouvement féministe et trans, d’entrer en dialogue afin de créer et de consolider des alliances théoriques et politiques. Bien que sous-théorisée au sein des études féministes, la transsexualité entretient pourtant des liens avec le féminisme. L’imbrication entre études féministes et trans est incontestable pour quiconque analyse les matériaux conceptuels à partir desquels ces champs travaillent33, de même que les oppressions dont souffrent à la fois les femmes et les personnes transsexuelles et qui tirent en partie leur origine des mêmes paradigmes oppressifs.
3.2. La conscience politique féministe de certains activistes transsexuels
En dépit de l’accès limité aux privilèges masculins vécu par certains transsexuels, ils en profitent à différents niveaux. Pour ceux qui les reconnaissent, ces bénéfices liés à leur statut masculin ne sont pas vécus sans ambiguïté (Rubin, 2003, p. 143-149). En effet, bien qu’i1 soit souhaitable d’être traité avec davantage de respect par exemple, le fait de voir que ce respect est gagné au détriment des femmes est un constat alarmant pour plusieurs, ayant eux-mêmes été traités moins favorablement alors qu’i1s étaient considérés comme des femmes (Schilt, 2006, p. 487). Pour certains transsexuels, cette expérience constitue un point de départ, sinon un renforcement. d’une conscience féministe (Devor, 1997, p. 550-551 ; Dozier, 2005, p. 308 ; Schilt, 2006, p. 473, 487 ; Scott-Dixon, 2006 ; Elliot, 2009, p. 26-27). Il est normal, compte tenu de cette position marginalisée qu’i1s ont occupée, de retrouver parmi eux un grand nombre qui adhèrent aux analyses féministes (Devor, 1997, p. 547). Ainsi, plutôt que de voir en ces hommes des traîtres de la communauté de femmes/féministes comme certaines auteures le pensent, il serait pertinent de les considérer comme des alliés potentiels dans la lutte contre le sexisme. Puis, les analyses féministes pourraient être utiles pour ces hommes afin d’articuler leurs réflexions sur ces privilèges. Plusieurs affirment aussi que les personnes transsexuelles se trouvent dans une position épistémologique favorable pour constater – et dénoncer si elles sont sensibilisées aux rapports inégalitaires hommes/femmes – l’oppression qui affecte les femmes étant donné qu’elles ont à la fois été traitées en hommes et en femmes au cours de leur vie (Devor, 1997, p. 540, 547, 550 ; Dozier, 2005 ; Bornstein, 2006 ; Schilt, 2006, p. 466, 468-469, 473-475, 486-487 ; Schilt et Connell, 2007, p. 600 ; Serano, 2007, p. 312 ; Schilt et Wiswall, 2008)34. Ces personnes possèdent une double perspective que peu de gens auront la chance d’avoir dans leur vie. En ce sens, les féministes auraient avantage à tirer profit de cette expérience vécue par les personnes transsexuelles et qui les amène à vivre les deux côtés de la médaille, tout comme les activistes et théoriciennes trans ne peuvent faire l’économie des analyses féministes. Ce sont d’ailleurs les théories féministes des dernières décennies qui ont ouvert la voie à des discours constructivistes sur les notions de sexe et de genre et qui ont permis 1’émergence de discours transsexuels non essentialistes. Le transféminisme apparaît ainsi comme une perspective pertinente à développer à la fois pour le champ des études féministes et trans35.
3.3. Le transféminisme : une voie féconde à explorer
Koyama (2009), auteure du « Transfeminist Manifesto [2001] » définit le transféminisme ainsi :
Transfeminism is primarily a movement by and for trans women who view their liberation to be intrinsically linked to the liberation of all women and beyond. […] Transfeminism is not about taking over existing feminist institutions. Instead, it extends and advances feminism as a whole through our own liberation and coalition work with all others. It stands up for trans and non-trans women alike, and asks non-trans women to stand up for trans women in return. Transfeminism embodies feminist coalition politics in which women from different backgrounds stand up for each other, because if we do not stand for each other, nobody will36.
[Le transféminisme est d’abord un mouvement par et pour les femmes trans qui voient leur libération être intrinsèquement liée à la libération de toutes les femmes et plus. […] Le transféminisme n’a pas pour but de reprendre les institutions féministes existantes. Au contraire, il étend et fait avancer le féminisme dans son ensemble à travers notre propre travail de libération et de coalition avec toutes les autres. Il lutte pour les femmes trans de même que pour les femmes non-trans et demande aux femmes non-trans de lutter pour les femmes trans en retour. Le transféminisme incarne une politique de coalitions féministes dans laquelle des femmes de différents parcours luttent les unes pour les autres, parce que si on ne lutte pas les unes pour les autres, personne ne le fera.]
Les personnes en faveur de ces coalitions mettent l’accent sur les continuités théoriques et politiques des femmes et des personnes transsexuelles37. D’abord, les personnes transsexuelles sont à la fois des hommes et des femmes affectés par le sexisme, particulièrement les femmes cissexuelles et transsexuelles et les hommes transsexuels avant leur transition (Califia, 2003, p. 144-145 ; Scott-Dixon, 2006 ; Serano, 2007 ; Koyama, 2009). De plus, ces personnes se réapproprient la notion de genre, un geste qui constitue une importante revendication du féminisme des dernières décennies. De même, tout comme les personnes transsexuelles ont bénéficié des transformations sociales, politiques, etc., acquises grâce aux luttes féministes, notamment en ce qui concerne les conceptions du sexe et du genre, les définitions renouvelées du sexe et du genre revendiquées par les personnes transsexuelles pourraient à leur tour s’avérer des outils précieux pour les théories féministes (Heyes, 2002 ; Bornstein, 2006 ; Scott-Dixon, 2006 ; Koyama, 2009). Les femmes et les personnes transsexuelles ont un intérêt commun concernant les questions touchant le corps : les personnes transsexuelles revendiquent le droit de se réapproprier leur corporéité et de s’autodéfinir comme le font les femmes du mouvement féministe, de même qu’elles dénoncent toutes les formes de violences qui leur sont infligées et les discriminations exercées à leur endroit (Bornstein, 2006 ; Scott-Dixon, 2006 ; Stone, 2006 ; Whittle, 2006a, p. xii ; Serano, 2007 ; Schilt et Wiswall, 2008 ; Koyama, 2009)38. Les femmes transsexuelles, tout comme les femmes cissexuelles, sont plus assujetties aux normes esthétiques contraignantes de la féminité, tout en étant les cibles de diverses formes de violences sexuelles (Scott-Dixon, 2006 ; Serano, 2007 ; Koyama, 2009). Cette liste (qui pourrait s’allonger) d’oppressions communes aux femmes cissexuelles et transsexuelles, de même qu’aux personnes transsexuelles en général (incluant ici les transsexuels, victimes de violence sexuelle par exemple lorsque leur statut transsexuel est découvert), démontre l’importance de faire front commun dans la lutte contre le sexisme et la transphobie. Le transféminisme est un courant féministe inclusif de multiples personnes, dont les femmes et les hommes transsexuels, qui offre un potentiel heuristique encore trop peu exploité à cet égard (Scott-Dixon. 2006).
Conclusion
J’espère que cet article, par sa mise en lumière de certains privilèges conférés aux transsexuels grâce à leur statut masculin et des oppressions dont ils sont aussi victimes dans des sociétés transphobes et cisgenrenormatives, stimulera la recherche sur cette double condition (privilégiée/ opprimée) des hommes transsexuels encore trop peu explorée dans la littérature scientifique, particulièrement francophone. De même, je souhaite avoir démontré la nécessité de poursuivre les recherches déjà entamées (Heyes, 2002 ; Bornstein, 2006 ; Feinberg, 2006 ; Scott-Dixon, 2006 ; Stone, 2006 ; Whittle, 2006b ; Serano, 2007 ; Elliot, 2009 ; Koyama, 2009) sur la collaboration théorique et politique entre les études féministes et trans et le développement de perspectives transféministes. Le féminisme des dernières décennies a notamment été marqué par la prise en considération, en réaction aux thèses réformistes des féministes dites de la première vague et des féministes égalitaristes, des perspectives d’analyse radicales, de même que par l’intégration des femmes de classes socioéconomiques marginalisées, des lesbiennes, des femmes racialisées, handicapées, colonisées, jeunes ou âgées, etc. Bien qu’il reste, à ces niveaux, encore beaucoup de chemin à parcourir pour qu’une véritable inclusion de toutes les femmes soit effective, il est possible de constater que le féminisme actuel n’est plus ce qu’il était dans les années 1960 et qu’il est désormais beaucoup plus conscient de l’importance de prendre en considération les expériences multiples des femmes. À mon avis, le féminisme actuel est appelé à relever le défi posé par les personnes transsexuelles, hommes comme femmes, et à ce titre, beaucoup de travail reste à accomplir. Espérons que cette réflexion interpelle de part et d’autre les féministes et les théoriciennes trans à poursuivre ce dialogue qui ne pourra qu’être fécond pour chacune des parties. C’est le message que nous laisse Koyama (2009) dans son « manifeste transféministe » :
When a group of women who had previously been marginalized within the mainstream of the feminist movement broke their silence, demanding their rightful place within it, they were first accused of fragmenting feminism with trivial matters, and then were eventually accepted and welcomed as a valuable part of the feminist thought. » We have become increasingly aware that the diversity is our strength, not weakness. No temporary fragmentation or polarization is too severe to nullify the ultimate virtues of inclusive coalition politics. Every time a group of women previously silenced begins to speak out, other feminists are challenged to rethink their idea of whom they represent and what they stand for. While this process sometimes leads to a painful realization of our own biases and internalized oppressions as feminists, it eventually benefits the movement by widening our perspectives and constituency. It is under this understanding that we declare that the time has come for trans women [et j’ajouterais trans men] to openly take part in the feminist revolution, further expanding the scope of the movement.
[Quand un groupe de femmes, qui ont été auparavant marginalisées à l’intérieur du mouvement féministe mainstream, brisèrent le silence et demandèrent leur place légitime à l’intérieur de ce mouvement, elles ont d’abord été accusées de diviser le féminisme avec des problèmes insignifiants, et elles ont été finalement acceptées et accueillies comme une partie précieuse de la pensée féministe. Nous sommes devenues de plus en plus conscientes que la diversité est notre force, et non notre faiblesse. Il n’y a pas de fracture ou de division assez graves pour annuler les bénéfices suprêmes d’une politique de coalition inclusive. Chaque fois qu’un groupe de femmes auparavant mises sous silence commencent à s’exprimer, les autres féministes doivent repenser qui elles représentent et ce qu’elles défendent. Alors que ce processus conduit parfois à la prise de conscience douloureuse de nos propres préjugés et oppressions internes en tant que féministes, cela bénéficie finalement au mouvement en élargissant nos perspectives et notre composition. C’est dans cette compréhension que nous déclarons que le temps est venu pour les femmes trans [ et j’ajouterais pour les hommes trans] de prendre part ouvertement à la révolution féministe, et ainsi d’étendre plus loin la portée du mouvement.]
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http://books.google.fr/books/about/Diversit%C3%A9_Sexuelle_et_Constructions_de.html?id=h—4Cw6Ok6sC&redir_esc=y
* L’article est publié dans son intégralité, les seules modifications apportées sont des propositions de traduction des citations en anglais
1. Le terme transidentité fait généralement référence à l’ensemble des identités transgressives par rapport aux catégories traditionnelles de sexe et de genre. Il regroupe des personnes transgenres, transsexuelles, intersexuées, des hommes efféminés, des femmes masculines, des drags, des genderqueers, etc. Pour un historique sur les transidentités et les études trans, voir : Rubin (1999), Namaste (2000. p. 1-70), Dozier (2005. p. 300-301), Whittle (2006a ; 2006b), Stryker (1998 ; 2006a).
2. Voir aussi : Bockting (1999), Stryker (2006a ; 2006b, p. 254-255), Thompson (2003, p. 206).
3. Cette inclusion de la transsexualité à l’intérieur du transgenrisme soulève certaines critiques. Concernant ce débat, voir Namaste (2000), Thompson (2003), Scott-Dixon (2006) et Coogan (2006).
4. Ces synonymes sont utilisés de façon interchangeable dans cet article, mais il faut souligner que chaque personne utilise le vocabulaire avec lequel elle s’identifie et que ses choix devraient être respectés par les autres (Scott-Dixon, 2006, p. 15). Pour une critique de certaines expressions jugées plus péjoratives, voir : Heyes (2002, p. 1097), Scott-Dixon (2006, p. 14-16), Serano (2007, p. 172-175).
5. Cette conception de l’oppression de Young est héritée des analyses de Frye (1983). Bailey (1998) utilise également les analyses de Frye pour théoriser l’oppression.
6. Voir aussi Tirrell (1993) et Bailey (1998) sur l’étymologie du terme.
7. Voir aussi sur les privilèges blancs : Kebabza (2006).
8. Le terme cissexuels renvoie aux individus non transsexuels, nous y reviendrons.
9. Il s’agit là d’une contribution importante de l’analyse en termes d’oppression/privilèges sur le plan pédagogique. L’oppression ainsi présentée permet de sensibiliser les membres des groupes dominants.
10. La culpabilité, selon cette perspective, est une attitude paralysante sur le plan politique (Kruks, 2005 ; Lemay et al., 2009). Cette éthique et politique de responsabilisation fait en partie référence au « processus de disempowerment » auquel devraient adhérer les hommes proféministes selon Dupuis-Déri (2008). Voici comment il définit ce processus (Dupuis-Déri. 2008. p. 149) : « [. . .] une (auto)réduction du pouvoir individuel et collectif qu’exercent les hommes sur les femmes, et un (auto)positionnement d’auxiliaire par rapport aux féministes ». Si je suis d’accord avec cet auteur en ce qui concerne les hommes cissexuels, je pense que la question se pose différemment pour les FTM (pro)féministes (Dupuis-Déri limite d’ailleurs ses propos aux premiers) : ils ont reçu une socialisation de femme, ont vécu de nombreuses années dans une identité sociale de femme et donc ont subi les préjudices du fait d’être femme dans une société sexiste (et pour plusieurs du fait d’être lesbiennes masculines dans une société hétérosexiste). Bien que cette socialisation des transsexuels durant leur vie sociale de « femmes » ne diminue en rien les avantages masculins qu’ils pourront tirer de leur nouveau statut, leur ressenti est souvent tout autre (Schilt, 2006, p.487). Nombre d’entre eux, sachant que leurs compétences sont inchangées, mais qui se voient attribuer plus de mérites pour leur travail, se questionnent sur la valeur de ces reconnaissances (promotions, récompenses…) (Schilt, 2006, p. 487). Un doute constant (sentiment de l’imposteur) persiste chez plusieurs, se demandant si la nouvelle promotion reçue est imputable au statut masculin ou si elle relève de compétences personnelles. Cet exemple permet d’établir une distinction entre privilèges « acquis » et privilèges « ressentis/intégrés » : ce n’est pas parce qu’une personne ne ressent pas un accès à des privilèges donnés qu’elle n’y a pas accès. Je remercie Mélissa Blais qui a nourri cette réflexion.
11. La liste de Dupuis-Déri est plus complète, mais j’ai reproduit ici les avantages les plus pertinents eu égard au sujet traité. Le dernier privilège dans cette citation est un bon exemple de la distinction que l’on doit faire entre privilèges « acquis » et « ressentis/intégrés ». En effet, un FTM qui « passe » pour un homme cissexuel n’est pas une cible de violences sexuelles comme une femme. En ce sens, il profite de ce privilège (« acquis »), à savoir qu’il n’a pas à craindre d’être seul publiquement. En revanche, ce n’est pas parce qu’il n’a rien à craindre qu’il ne craint rien. Son passé dans une identité sociale de femme, sa socialisation, etc… l’ont conditionné à redouter ce genre de situation et bien qu’une transition de sexe à long terme puisse contribuer à diminuer cette peur, l’appartenance à la catégorie hommes n’efface pas automatiquement ce conditionnement. Son privilège « acquis » n’est donc pas, comme c’est le cas chez les hommes cissexuels, « ressenti/intégré » car il ressent la peur.
12. Pour cette interprétation, voir : Raymond (1977, p. 14, 17-18 ; 1981, p. 74, 109, 131, 157-162, 206-209, 213-220), Yudkin (1978, p. 102), Eichler (1989, p. 289), Haussman (1995, p. 197-198), Jeffreys (1997, p. 70 ; 2003, p. 135).
13. Voir aussi : Jeffreys (1997, p. 59 ; 2003, p. 137-143). Le même argument est parfois utilisé dans les rhétoriques lesbophobes : l’une des explications du lesbianisme serait que les lesbiennes auraient été agressées par des hommes et se seraient donc tournées vers les femmes pour vivre leur sexualité. Si cette hypothèse était vraie, on observerait, à partir des statistiques sur les victimes d’agressions sexuelles, des taux plus élevés de lesbianisme. Merci à Julie Théroux Séguin de m’avoir signalé ce parallèle.
14. Voir aussi au sujet de cette accusation : Halberstam (1998, p. 144).
15. Le texte de Green est le suivant : J. Green (1994). « All Transsexuals Are Not Alike ». TV/TS Tapestry Journal. N°68, p. 51-52.
16. Comme je n’ai pas lu tous les écrits de Cromwell, j’hésiterais à dire qu’il nie l’accès aux privilèges masculins. Je pense que ses arguments cherchent plutôt à contrebalancer certaines analyses qui expliquent les transitions FTM en termes d’avantages que ces hommes pourraient gagner.
17. Schilt (2006. p. 480-483) ne note pas une différence significative au niveau du salaire en lui-même pour un même poste. Cependant, d’autres facteurs sont à considérer, tels que le fait que plusieurs FTM changent d’emploi après leur transition, d’autant plus qu’un certain nombre décident de poursuivre des études supérieures, ce qui peut contribuer à accroître leur salaire.
18. Schilt (2006, p. 484) rapporte un témoignage d’un de ses participants à qui l’on a demandé, sur son lieu de travail, s’il venait visiter son père ou sa mère. Voir aussi Rubin (2003, p. 189). Étant moi-même en début de transition et connaissant plusieurs FTM, je confirme qu’il s’agit d’une situation fréquente.
19. La transphobie consiste en une « […] irrational fear of aversion to, or discrimination against people whose gendered identities, appearances, or behaviors deviate from societal norms » (Serano. 2007, p. 12). En fait, il conviendrait ici d’effectuer une généalogie critique du terme, mais je me contente, par manque d’espace, de 1’utiliser en insistant sur le fait que je ne fais pas référence à la « peur » que les personnes cissexuelles ont des personnes transsexuelles, mais bien à l’oppression qu’elles leur font subir. Sur la transphobie, voir : Namaste (2000), Califia (2003), Bornstein (2006), Butler (2006), Feinberg (2006), Scott-Dixon (2006), Stryker (2006a ; 2006b), Whittle (2006a ; 2006b), Serano (2007).
20. Au sujet de cette hiérarchie entre hétérosexuels et homosexuels, voir Connell (1995 ; p. 78-79). Koyama (2009) aborde aussi cette violence homophobe qui touche les personnes transsexuelles. Bornstein, elle, montre comment 1’homophobie relève de la non-conformité aux idéaux normatifs genrés. Elle pose les questions suivantes qui éclairent cette problématique (Bornstein, 2006, p. 238) : « Have you seen a single gay man or lesbian walking down the street recently ? How did you know or why did you suspect that they were gay or lesbian ? Was it, something they were doing sexually ? Or something about their gender presentation ? »
21. Je remercie Janik Bastien Charlebois qui a contribué à cette réflexion. Voir aussi : Green (2004, p. 72), Kebabza (2006, p. 163-164), Koyama (2009).
22. L’inverse du passing est « being read », être lue ou visible comme personne transidentifiée (Stone, 2006, p. 235). Concernant le débat sur le passing et la visibilité, voir : Shapiro (1991, p. 255-257), Haussman (1995, p. 198-201), Bockting (1999, p. 4), Cromwell (1999), Rubin (1999, p. 187-188), Roen (2002), Green (2004, p. 171 -197), Coogan (2006, p. 18-19, 35), Feinberg (2006, p. 207, 217), Schilt et Connell (2007, p. 602), Serano (2007, p. 176-180, 303). Les analyses intersectionnelles démontrent aussi que le passing est interrelié à d’autres facteurs, comme la classe et l’ethnicité (Namaste, 2000 ; Roen, 2002, p. 504, 511) : la possibilité de « passer » est conditionnée par des conjonctures économiques, géographiques, etc. Par ailleurs, Serano (2007, p. 176-180) effectue une critique de la notion de passing et propose de la remplacer par celle de « appropriately gendered ».
23. La visibilité permet aussi un lobby pour l’obtention de droits (Halberstam. 1998, p. 144 ; Schilt et Connell, 2007, p. 602).
24. À ce sujet, voir Schilt et Connell (2007).
25. Roen (2002, p. 502-503) montre comment le débat sur la visibilité et le passing est un faux débat. Il ne s’agit pas de deux positions exclusives. Pour des détails, voir Roen (2002).
26. Je ne pense pas que l’objectif de Rubin (1999 ; 2003) soit de justifier ainsi les comportements dominants de certains hommes transsexuels, car il dénonce ceux qui ont des attitudes sexistes. Il semble plutôt vouloir proposer d’autres explications pour éclairer ces comportements.
27. Pour une distinction entre transphobie et privilèges cissexuels, voir Serano (2007, p. 182-193). Voir aussi Scott-Dixon (2006) sur les privilèges cissexuels.
28. Pour une critique de ces termes et d’autres définitions, voir Scott-Dixon (2006) et Serano (2007).
29. Il s’agit d’un néologisme que j’emploie dans un sens similaire au concept d’hétéronormativité.
30. À ce sujet, voir aussi Namaste (2000).
31. Pour des exemples de privilèges cissexuels, voir Anonyme (2009). J’en reproduis quelques extraits ici : « I expect my gender to not unduly affect my ability to travel internationally. My gender presentation is legal in all countries. ». « I expect the privacy of my body to be respected. I am not asked about what my genitals look like, or whether or not my breasts are real, what medical procedures I have had, etc. ». « I expect to be able to shower at public facilities such as gyms and pools. »
32. Serano (2007, p. 16) dit ainsi : « ln other words, by necessity, trans activism must be at its core a feminist movement.
33. Sur les liens entre études féministes et trans, voir : Bockting (1999, p. 6), Heyes (2002), Califia (2003), Rubin (2003, p. 144), Green (2004, p. 184-185), Bornstein (2006. p. 242), Coogan (2006, p. 25. 34-35), Scott-Dixon (2006), Stone (2006, p. 230), Whittle (2006a, p. xii, xv), Serano (2007).
34. Comme le souligne Schilt (2006, p. 474), cette conscience critique n’est pas inhérente à la posture transsexuelle : le fait d’être une personne transsexuelle ne garantit pas une position critique à 1’égard du sexisme, mais peut favoriser une prise de conscience à cause de l’expérience unique vécue.
35. D’autres soutiennent que les personnes transsexuelles, parce qu’elles transcendent les catégories hommes/femmes telles que nous les connaissons, sont des alliées potentielles pour les féministes pour dénoncer la binarité de ces catégories et pour montrer que le sexe n’est pas invariable. À ce sujet, voir Bockting (1999, p. 6), Heyes (2002, p. 1107), Coogan (2006, p. 34-35) et Stone (2006, p. 230).
36. Voir aussi l’ouvrage de Scott-Dixon (2006) sur le sujet.
37. Scott-Dixon (2006, p. 25-28) dénombre sept thématiques communes théorisées par les femmes et par les personnes transsexuelles : l) l’analyse de la notion de pouvoir et des paradigmes de compréhension du sexe/genre ; 2) la revendication, dans la sphère du langage pour se nommer et se définir et non être définies par les autres ; 3) la théorisation des enchevêtrements des positions identitaires et l’importance des analyses intersectionnelles pour un plus grand respect des différences ; 4) la mise en place de lieux sécuritaires et de centres pour femmes victimes de violence de façon inclusive ; 5) la sphère du fonctionnement et de l’organisation des groupes militants de même que les rapports de pouvoir qui s’y jouent ; 6) la revendication des droits sociaux et juridiques et la dénonciation des diverses formes de discrimination ; 7) les questions touchant les diverses formes de sexualités et la corporéité.
38. Il ne faudrait pas oublier non plus tous les enjeux communs entre les femmes et les personnes transsexuelles concernant la santé (exemple : les diverses formes d’hormonothérapie à la fois pour les transitions de sexe, la contraception, la ménopause, etc. ; Koyama, 2009).
39. Les dates entre crochets indiquent les dates originales de publication des documents.