Ce texte de Julia Serano constitue le chapitre 8 de son livre “Whipping girl, a transsexual woman on sexism and the scapegoating of femininity”, paru en 2007. Il s’agit là de sa première édition publiée en français.
Dans son livre, Julia Serano part en partie de sa vie pour tirer une analyse politique féministe de la situation des femmes trans dans la société occidentale et les milieux féministes et LGBT. Elle défend la thèse que les femmes trans, avant de subir des formes évoluées de transphobie, sont le plus souvent les cibles du sexisme traditionnel et de la misogynie banale et parfois insidieuse qui sévit historiquement dans nos sociétés et milieux. Elle propose donc, avant de partir en guerre contre de nouveaux systèmes d’oppression, de revoir en profondeur nos rapports à la féminité et à sa (dé)valorisation. Elle propose de nouveaux cadres de réflexion, via une remise en cause radicale des comportements misogynes et des perceptions des féminités.
Dans ce chapitre, elle s’attarde sur les privilèges cissexuels ainsi que sur les mécanismes que les personnes cissexuelles mettent en place pour justifier et maintenir leurs privilèges. L’idée est de mettre en lumière un statut opprimant (en l’occurrence, le statut cis), pour l’étudier et en comprendre les fonctionnements. Ce qui permet, pour une fois, de ne pas placer les personnes transsexuelles comme objets d’étude, mais à l’inverse de mettre les personnes cissexuelles et leurs comportements sous la loupe d’une analyse matérialiste visant à questionner la norme.
Julia Serano
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PREFACE DES EDITRICES
(octobre 2011)
Ce texte de Julia Serano constitue le chapitre 8 de son livre Whipping girl, a transsexual woman on sexism and the scapegoating of femininity, paru en 2007 chez Seal Press. Il s’agit là de sa première édition publiée en français.
En effet, la littérature trans francophone est principalement constituée de témoignages et biographies rédigéEs pour satisfaire la curiosité et le voyeurisme du lectorat cisgenre, ou à des thèses de psychiatres et autres médecins transphobes. En raison de cette société transphobe et des privilèges cissexuels, bien rares sont les livres où des personnes trans se situent politiquement et analysent leur propre situation, sans demander pardon ni dire merci.
Dans son livre, Julia Serano part en partie de sa vie pour tirer une analyse politique féministe de la situation des femmes trans dans la société occidentale et les milieux féministes et LGBT. Elle défend la thèse que les femmes trans, avant de subir des formes évoluées de transphobie, sont le plus souvent les cibles du sexisme traditionnel et de la misogynie banale et parfois insidieuse qui sévit historiquement dans nos sociétés et milieux. Elle propose donc, avant de partir en guerre contre de nouveaux systèmes d’oppression, de revoir en profondeur nos rapports à la féminité et à sa (dé)valorisation. Elle propose de nouveaux cadres de réflexion, via une remise en cause radicale des comportements misogynes et des perceptions des féminités.
Dans ce chapitre, elle s’attarde sur les privilèges cissexuels ainsi que sur les mécanismes que les personnes cissexuelles mettent en place pour justifier et maintenir leurs privilèges. L’idée est de mettre en lumière un statut opprimant (en l’occurence, le statut cis), pour l’étudier et en comprendre les fonctionnements. Ce qui permet, pour une fois, de ne pas placer les personnes transsexuelles comme objets d’étude, mais à l’inverse de mettre les personnes cissexuelles et leurs comportements sous la loupe d’une analyse matérialiste visant à questionner la norme.
Pour la présente édition,
le Collectif MTF (Misandres Terroristes Féministes).
NOTE DES TRADUCTRICES
Julia Serano utilise des notions complexes et novatrices. Elle propose parfois des termes nouveaux qui n’existent probablement pas officiellement dans la langue anglaise, et qui n’ont pas de traduction fidèle en français. Pour essayer au mieux de rester fidèle aux propos de l’auteure tout en préservant une certaine fluidité dans la lecture, nous avons parfois choisi d’inventer un néologisme équivalent (“gendering” > “genrement”) et parfois choisi d’utiliser des mots admis dans la langue française (“third-gendering” > “l’assignation à un troisième genre”).
Par ailleurs, certains termes ont été traduits via des choix subjectifs jugés judicieux, et pas du tout en fonction d’une éventuelle vérité linguistique testée et attestée. Par exemple, “cissexual assumption” devient “évidence cissexuelle”, “gender entitlement” devient “sentiment de légitimité de genre”, “femaleness” devient “appartenance au genre féminin”, “people of color” devient “personne racisée”, “queer” devient “lgbt”, “homo/trans” ou “queer” (selon le contexte), etc.
Enfin, à plusieurs reprises, on rencontre les termes de “sexisme oppositionnel” et de “sexisme traditionnel”. Dans une autre partie de son livre, Julia Serano définit ainsi ces notions : “le sexisme oppositionnel […] est la croyance que femme et homme sont des catégories rigides, mutuellement exclusives, chacune possédant un panel d’attributs, d’aptitudes, de capacités et de désirs uniques qui ne se croisent pas.”, “le sexisme traditionnel [est] la croyance qu’être homme et que la masculinité sont supérieurs au fait d’être femme et à la féminité.”
LE PRIVILEGE CISSEXUEL
par Julia Serano
DÉMANTELER LE PRIVILÈGE CISSEXUEL
Jusqu’à présent, les discours sur la transsexualité ont systématiquement été liés à un langage et à des concepts inventés par les clinicienNEs, les chercheureuses et les académicienNEs qui ont fait des transsexuelLEs les objets de leurs enquêtes. Dans un tel cadre, les corps, identités, perspectives et expériences transsexuelLEs doivent continuellement être expliquéEs et restent inévitablement sujets à interprétations. Les attributs cissexuels équivalents sont simplement pris pour acquis − ils sont considérés comme “naturels” et “normaux” et échappent donc à une critique réciproque. Ceci place les transsexuelLEs à un désavantage constant, qui commence avec le fait que nous sommes généralement forcéEs de nous rattacher à une terminologie limitée cis-centrée pour donner du sens à nos propres vies.
Ces dernières années, un nouveau paradigme s’est dessiné avec l’essor de l’activisme transgenre, permettant la compréhension des expériences de la population variante de genre (de laquelle les transsexuelLEs sont un sous-ensemble). D’après ce modèle, les personnes variantes de genre sont oppressées par un système qui force chacunE à s’identifier et à être facilement reconnaissable comme femme ou comme homme. Cette perspective a amené les activistes transgenres à se focaliser prioritairement sur la contestation des normes de genres binaires − particulièrement celles qui limitent l’expression du genre et l’apparence − et à célébrer et créer des espaces particuliers pour celleux qui défient, transcendent, ou n’arrivent pas à s’identifier au sein de la binarité homme/femme. Si l’activisme transgenre a indubitablement bénéficié à la communauté transsexuelle sur plein de niveaux, il a aussi rendu invisible beaucoup de nos propres problématiques et expériences particulières. Dans une large mesure, c’est parce que la rhétorique transgenre privilégie les perspectives de celleux qui s’identifient en dehors de la binarité homme/femme (alors que la plupart des transsexuelLEs s’y retrouvent) et de celleux dont l’expression de genre et l’apparence ne se conforme pas à la binarité (alors que les transsexuelLEs avancent justement la divergence entre leur sexe subconscient et leur sexe physique comme étant un obstacle majeur de leur vie).
Si je crois que la création d’espaces pour les personnes qui existent en dehors de la binarité homme/femme reste une cause qui mérite qu’on se batte pour elle, celleux d’entre nous qui sommes transsexuelLEs doivent commencer simultanément à développer nos propres langages et concepts qui s’articulent correctement avec nos expériences et perspectives uniques et à combler les nombreux vides qui existent à la fois dans le langage des gardiens de l’ordre, et à la fois dans celui des activistes transgenres. Je soutiens que ce travail devrait commencer par une critique minutieuse du privilège cissexuel − c’est à dire de l’analyse à deux vitesses qui promeut l’idée que les genres transsexuels sont distincts et moins légitimes que les genres cissexuels. Avant de décrire comment le privilège cissexuel est pratiqué et justifié, nous devons récuser deux aspects cruciaux du genre social qui permettent la prolifération des privilèges cissexuels et qui demeurent pourtant invisibles : le genrement et l’évidence cissexuelle.
LE GENREMENT
La plupart d’entre nous voudrait croire que le fait de faire la distinction entre femmes et hommes est un acte passif, que toutes les personnes tombent naturellement dans une des deux catégories mutuellement exclusives − masculin et féminin − et que constater l’état naturel des choses est une attitude objective qui va de soi. Pourtant, ce n’est pas le cas. Faire la distinction entre femmes et hommes est un procédé actif, et nous le réalisons de manière compulsive. Si vous avez le moindre doute là dessus, observez simplement à quelle vitesse vous déterminez le genre des genTEs : ça se passe instantanément. Nous avons tendance à faire appel à ce processus d’une manière ou d’une autre, peu importe si la personne est très loin ou si nous n’avons que très peu d’indices. Alors que nous nous plaisons à nous percevoir comme des observateurices passiFves, en réalité nous projetons constamment et activement nos idées et suppositions quant à la masculinité et la féminité sur chaque personne que nous rencontrons. Et nous faisons touTEs ça, que nous soyons cissexuelLEs ou transsexuelLEs, straight comme une flèche ou queer comme un billet de trois dollars.
J’appelle genrement ce processus qui consiste à faire la distinction entre femmes et hommes, pour mettre en évidence le fait que assignons activement et compulsivement des genres aux genTEs, en nous basant en général juste sur quelques signaux visuels et auditifs. Reconnaître la nature omniprésente de ce phénomène remet en question la plupart des définitions du “genre” en lui même. On peut dire ce que l’on veut sur ce qui définit une femme ou un homme − que ce soient les gênes, les chromosomes, la structure cérébrale, les organes génitaux, la socialisation, ou le sexe légal qui figure sur un certificat de naissance ou un permis de conduire − mais la vérité est que ces facteurs ne jouent typiquement pas le moindre rôle dans comment nous assignons des genres aux genTEs dans les situations quotidiennes. Typiquement, nous nous rattachons en priorité à des caractéristiques sexuels secondaires (silhouette et taille, teint de la peau, pilosité du visage et du corps, voix, seins, etc.), et dans une moindre mesure, à l’expression de genre et aux rôles de genre (l’accoutrement de la personne, ses manières, etc.). Je vais parler du genre que les autres nous assignent comme de notre sexe perçu (ou genre perçu).
Une raison majeure pour laquelle l’acte de genrer reste invisible pour la plupart des genTEs est que, dans la très grande majorité des cas, notre appréciation du genre d’une personne a tendance à être en adéquation avec son identité réelle de genre et avec les suppositions émises par d’autres personnes quant à son genre. (Si les genres que nous attribuons aux individuEs différaient régulièrement des assignations effectuées par les autres personnes, la dimension spéculative du genrement deviendrait beaucoup plus évidente.) Cependant, en tant que transsexuelle, je me suis retrouvée dans de nombreuses situations (particulièrement durant ma transition) où deux voire plusieurs personnes arrivaient simultanément à des conclusions différentes quant à mon genre perçu − c’est à dire qu’une personne supposait que j’étais une femme, alors qu’une autre supposait que j’étais un homme. De tels exemples démontrent la nature spéculative du genrement. J’ai aussi trouvé que les expériences et les idées reçues des genTEs relatives au genre affectent radicalement la façon avec laquelle illes genrent les autres personnes. Par exemple, à l’époque où je m’identifiais comme un travesti, j’avais le sentiment de pouvoir “passer” en tant que femme assez facilement dans les zones rurbaines, mais dans les villes (où l’on présume que les genTEs sont plus conscientEs de l’existence des personnes variantes de genre), j’étais souvent “lue” comme un travesti. La plupart des cissexuelLEs restent inconscientEs quant à la nature subjective du genrement, essentiellement car illes ne vivent elleux-même pas l’expérience d’être régulièrement malgenréEs − i.e., assignéEs par erreur à un genre qui ne leur correspond pas. Malheureusement, ce manque d’expérience amène habituellement les cissexuelLEs à croire par erreur que le processus de genrement est une affaire de pure observation, plutôt que de se rendre compte qu’il s’agit en réalité d’un acte de spéculation.
L’ÉVIDENCE CISSEXUELLE
Le second processus qui favorise le privilège cissexuel est l’évidence cissexuelle. C’est ce qui arrive quand unE cissexuelLE émet l’hypothèse courante, quoique erronée, que la relation qu’ille a à ses sexes physiques et subconscients (i.e., le fait qu’ille n’est pas mal à l’aise avec son sexe de naissance, ou qu’ille ne se perçoit pas comme étant de “l’autre sexe”) s’applique à toutes les autres personnes dans le monde. En d’autres mots, lae cissexuelLE projète sans distinction sa cissexualité sur les autres personnes, ce qui transforme la cissexualité en attribut humain considéré comme acquis. Il y a là une analogie évidente avec l’évidence hétérosexuelle : la plupart des cissexuelLEs supposent que toutes les personnes qu’illes rencontrent sont aussi cissexuelles, tout comme la plupart des hétérosexuelLEs supposent que toutes les personnes qu’illes rencontrent sont aussi hétérosexuelles (sauf si, bien sûr, illes ont eu preuve du contraire).
Si l’évidence cissexuelle reste invisible pour la plupart des cissexuelLEs, celleux d’entre nous qui sont transsexuelLEs en sommes terriblement conscientEs. Antérieurement à nos transitions, nous constatons que la majorité cissexuelle suppose simplement que nous nous identifions intégralement en tant que membre du sexe qui nous a été assigné, ce qui rend compliqué pour nous de gérer notre différence de genre et d’être attentiFVEs à la façon dont nous nous percevons. Et après nos transitions, nous sommes nombreuXSES à constater que la majorité cissexuelle suppose simplement que nous avons toujours été membres du sexe auquel nous nous identifions, ce qui rend impossible pour nous d’être francHEs à propos de notre statut trans sans avoir constamment besoin de faire des coming out auprès des autres. Par conséquent, alors que la plupart des cissexuelLEs n’ont même pas conscience de l’existence de l’évidence cissexuelle, celleux d’entre nous qui sommes transsexuelLEs la percevons comme un processus actif qui invisibilise les personnes trans et leurs expériences.
LE SENTIMENT DE LÉGITIMITÉ CISSEXUELLE
Pour la plupart des cissexuelLEs, le fait qu’illes se sentent à l’aise en habitant le genre qui leur a été assigné, et le fait que les autres personnes confirment ce sentiment de naturel en les genrant correctement, les autorise à développer un sens de la légitimité à l’égard de leur propre genre : illes se sentent autoriséEs à se nommer femme ou homme. Ceci n’est pas forcément une mauvaise chose. Toutefois, en raison du fait que beaucoup de ces mêmes cissexuelLEs supposent aussi être infaillibles dans leur aptitude à assigner des genres aux autres personnes, illes peuvent développer un sentiment exagéré de légitimité cissexuelle. Cela va au-delà de l’appropriation de leur propre genre, pour arriver à un niveau où illes se considèrent comme les arbitres ultimes pouvant statuer sur qui a le droit de se nommer femme ou homme. Encore une fois, la plupart des cissexuelLEs sont inconscientEs de leur légitimité de genre, parce que 1/ les procédés qui la permettent (i.e., genrement et évidence cissexuelle) leur sont invisibles, et 2/ aussi longtemps qu’illes sont cissexuelLEs et qu’illes correspondent à peu près aux normes de leur genre, illes ne vont à priori pas être dérangéEs par le sentiment de légitimité de genre des autres. Parce que les cissexuelLEs qui se sentent légitimes de genre supposent qu’illes ont la capacité et l’autorité pour déterminer avec exactitude qui est une femme et qui est un homme, illes accordent en réalité un privilège − le privilège cissexuel − à celleux qu’illes genrent correctement. Pour illustrer ce point, imaginez que je sois approchée par quelqu’unE qui me semble être un homme (i.e., que je genre homme). S’ille se présente ellui-même comme “Mr Jones”, je lui accorderais probablement des privilèges cissexuels − ce qui signifie que je respecterais son identité masculine et que je lui accorderais tous les privilèges associés au sexe auquel il s’identifie. Je l’appelerais “monsieur”, lui permettrais d’accéder à un espace non-mixte hommes, trouverais cela normal quand il me dirait être marié à une femme, etc. Cependant, si j’ai un sentiment de légitimité de genre, il pourrait y avoir certains cas dans lesquels je refuserais de lui accorder les privilèges associés au sexe auquel cette personne s’identifie. Par exemple, si cette personne se présente elle-même comme “Mme Jones”, mais que je choisi de considérer le genre que j’ai initialement perçu (i.e., masculin) comme étant plus authentique ou valable que son identité de femme, alors je lui refuserais le privilège cissexuel. De la même façon, si je devais apprendre que “Mr Jones” était transsexuel et était né femelle, et si cette connaissance m’amenais à le réassigner dans le genre féminin plutôt que masculin, je lui refuserais à nouveau le privilège cissexuel.
La citation suivante de Germaine Greer constitue un excellent exemple de comment le sentiment de légitimité de genre génère le privilège cissexuel, et de comment ce privilège peut être utilisé pour infirmer les genres transsexuels :
« Personne ne demande jamais aux femmes si elles considèrent les hommes qui changent de sexe comme appartenant à leur sexe ou si le fait qu’elles se considèrent obligées d’accepter les transsexuels MTF comme des femmes a un impact dommageable sur leur identité ou l’estime qu’elles ont d’elles même. » [1]
La première chose que l’on se dit après avoir lu cette citation (en dehors du fait que cela donne envie de vomir) est que Greer a un grave sentiment de légitimité de genre. Malgré le fait qu’elle sait que les femmes transsexuelles s’identifient comme des femmes, Greer parle de nous comme “d’hommes qui changent de sexe”, ce qui démontre qu’elle se sent légitime pour nous genrer de la manière qui lui plaira. De même, en raison de l’évidence cissexuelle (i.e., sa croyance que la cissexualité est “naturelle” et qu’elle va de soi), elle ne prend pas la peine de définir exactement ce qu’elle veut dire quand elle utilise le mot “femme” ; dans son esprit, il est évident qu’elle se réfère uniquement aux femmes cissexuelles. Greer accorde à ces femmes un privilège cissexuel quand elle suggère qu’il est légitime de les consulter pour savoir si les femmes transsexuelles devraient ou non appartenir à leur sexe. Dans ce contexte, c’est particulièrement révélateur que Greer utilise le mot “demander”. Après tout, personne dans notre société ne demande jamais la permission d’appartenir à un genre ou un autre ; au contraire, nous sommes juste qui nous sommes et les autres personnes font en conséquence des suppositions quant à notre genre. Ainsi, quand Greer utilise le mot “demander” et “obligées”, elle ne parle pas de si les femmes trans devraient être autorisées à être des femmes, mais si oui ou non notre appartenance au genre féminin devrait être respectée et légitimée de la même façon que celle des femmes cissexuelles. En attribuant différents niveaux de légitimité aux genres dans lesquels s’identifient et vivent les gentes, en fonction de si elles sont cissexuelles ou transsexuelles, Greer produit et exerce un privilège cissexuel.
LE MYTHE DU PRIVILÈGE CISSEXUEL DE NAISSANCE
Étant donné que les cissexuelLEs sont généralement inconscientEs du fait que leur sentiment de légitimité de genre résulte de l’acte de genrement et de l’évidence cissexuelle, illes se mettent souvent à justifier leur croyance que leur genre est plus légitime ou “vrai” que celui d’unE transsexuelLE. Le mythe le plus courant utilisé pour justifier le privilège cissexuel est l’idée que les cissexuelLEs héritent le droit de se nommer femme ou homme en raison d’être néE dans ce sexe précis. En d’autres mots, les cissexuelLEs voient leur légitimité de genre comme un droit de naissance. Il s’agit souvent d’un acte malhonnête quand dans notre société beaucoup de cissexuelLEs (si ce n’est la majorité) ont tendance à considérer avec dénigrement les sociétés et cultures qui reposent sur des systèmes de classes et de castes − alors que leur métier, statut social, situation économique, pouvoir politique, etc., est prédéterminé en fonction d’un accident de naissance. Donc si la plupart des cissexuelLEs occidentaUXLES critiquent le privilège de naissance comme un moyen de déterminer d’autres formes de classes sociales, illes l’adoptent hypocritement quand il s’agit du genre.
À partir du moment où les cissexuelLEs supposent que leur légitimité de genre est un privilège de naissance, alors il devient facile pour elleux de rejeter la légitimité du sexe dans lequel vivent et s’identifient les transsexuelLEs. Après tout, à leurs yeux, les transsexuelLEs essayent activement de prendre à leur compte un genre vis à vis duquel illes n’ont aucune légitimité (en raison du fait de ne pas y être néEs). Cependant, en tant que transsexuelle, je trouve plusieurs failles évidentes dans cet argument lié à un “privilège de naissance”. En premier lieu, le sexe qui nous a été assigné à la naissance ne joue quasiment pas le moindre rôle dans les interactions humaines quotidiennes. AucunE d’entre nous n’a besoin de porter son certificat de naissance autour du cou pour prouver dans quel sexe ille est néE. Et depuis que je vis en tant que femme, je n’ai pas rencontré une seule personne qui m’a demandé si j’étais née fille. En fait, l’évidence cissexuelle rend insignifiant mon sexe de naissance, et les autres supposent automatiquement que je suis née femelle (en se basant uniquement sur le fait qu’illes m’ont genrée femme).
Les cissexuelLEs, avec leur sentiment de légitimité de genre, vont probablement dire que je cherche activement à “voler” le privilège cissexuel en transitionnant et en vivant comme femme, mais la vérité est que je n’ai pas à le faire. En réalité, j’ai constaté que les cissexuelLEs distribuent facilement les privilèges cissexuels, plus ou moins sans distinction, à des personnes qui leur sont totalement étrangères. Chaque fois que je rentre dans un magasin et que quelqu’unE me demande “Est-ce que je peux vous aider, madame ?”, ille m’accorde un privilège cissexuel. Toutefois, en raison du fait que je suis transsexuelle, le privilège cissexuel que je vis n’est pas égal à celui des cissexuelLEs car il peut être remis en question à n’importe quel moment. Il serait d’ailleurs peut-être plus juste de le décrire comme un privilège cissexuel conditionnel, car il peut (et c’est souvent le cas) m’être enlevé dès que je mentionne, ou que quelqu’unE découvre, que je suis transsexuelle.
Les cissexuelLEs se plaisent à penser que leur genre est plus authentique que le mien, mais cette croyance est malhonnête et ignorante. La vérité est que les femmes cissexuelles se sentent légitimes de se nommer femmes parce que 1/ elles s’identifient ainsi, 2/ elles vivent leur vie en tant que femme, et 3/ les autres personnes les voient comme des femmes. Tous ces critères s’appliquent à mon identité de femme transsexuelle. Dans la sphère des interactions sociales, la seule différence entre mon genre transsexuel et leur genre cissexuel est que mon appartenance au genre féminin est généralement déclassée et placée en seconde zone, comme une imitation illégitime de la leur. Et la différence majeure entre mon histoire de vie de femme et la leur est que j’ai eu à me battre pour mon droit à être reconnue en tant que femme, alors qu’elles ont toujours eu le privilège de simplement considérer ceci comme acquis.
LA FACSIMILATION TRANS ET LE DÉGENREMENT
Puisque les cissexuelLEs ont un intérêt personnel à préserver leur propre sentiment de légitimité de genre et leurs privilèges cissexuels, illes s’engagent souvent dans un effort constant et concerté pour artificialiser les genres transsexuels. Pour arriver à ce but, une stratégie fréquemment utilisée est la facsimilation trans − présenter et décrire les genres transsexuels comme des fac-similés des genres cissexuels. Cette stratégie ne rabaisse pas seulement les genres transsexuels à des “contrefaçons”, mais insinue que les genres cissexuels sont les versions premières, “vraies”, que les transsexuelLEs copient seulement.
La tactique de facsimilation trans est évidente si l’on remarque la régularité avec laquelle les cissexuelLEs utilisent des mots tels que “imiter”, “copier”, “parodier”, “simuler”, et “se faire passer pour” quand illes décrivent les expressions de genre et identités transsexuelles. On peut aussi le voir à la façon dont les producteurICEs médiatiques cissexuelLEs représentent des personnages transsexuels réels ou fictifs en laissant imaginer qu’ils jouent et simulent les rôles de genre associés au sexe auquel ils s’identifient. Ces représentations de la transsexualité comme une simple simulation sabotent les vraies raisons et expériences qui amènent les transsexuelLEs à vivre avant tout comme membres du sexe auquel illes s’identifient. De plus, elles font l’impasse sur comment toutes les personnes − qu’elles soient transsexuelles ou cissexuelles − observent et imitent les autres en ce qui concerne le genre. Chez les cissexuelLEs, de telles imitations se produisent principalement durant l’enfance et l’adolescence, quand illes parodient certains comportements genrés d’un parent ou d’unE grandE frère/soeur du même sexe. Chez les transsexuelLEs, ce processus se produit souvent plus tard dans la vie, durant la période juste avant la transition, ou durant celle-ci. Dans les deux cas, l’imitation est avant tout une forme d’expérimentation de genre qui permet de faire le tri entre les comportements qui conviennent à la personne et qui étaient jusqu’alors retenus, et ceux qui la mettent mal à l’aise, qui gênent la perception de soi, et qu’il convient mieux de laisser de côté. À partir du moment où l’on reconnaît ceci, il devient évident que la facsimilation trans est un procédé flagrant qui fait deux poids deux mesures, entre d’un côté la minimisation des processus d’imitation de genre mis en oeuvre par les personnes cissexuelles (ce qui a pour effet de naturaliser leurs genres), et d’un autre côté l’exagération des processus d’imitation de genre mis en oeuvre par les personnes transsexuelles (ce qui a pour effet d’artificialiser nos genres).
Un autre moyen permettant de déclasser les genres transsexuels comme des “copies”, est d’appliquer des critères différents de genrement aux transsexuelLEs et aux cissexuelLEs. Cette pratique s’illustre très bien dans le passage suivant du livre de Pat Califia, Le Mouvement Transgenre :
« Récemment, j’ai eu une expérience très instructive. J’ai découvert qu’une femme que je côtoyais depuis longtemps était transgenre. […] Etant donné tout ce que j’avais fait pour m’informer sur la transsexualité, j’ai pensé que cela ne ferait pas beaucoup de différence. Mais je me suis surpris à la regarder d’une manière complètement différente. Tout à coup, ses mains paraissaient trop grandes, son nez était bizarre et que dire de sa pomme d’Adam ? N’avait-elle pas une voix un peu grave pour une femme ? N’était-elle pas terriblement autoritaire, exactement comme un homme ? Et, mon Dieu, que ses avant-bras étaient poilus ! » [2]
Califia poursuit en expliquant que cet incident lui a fait prendre conscience de la différence de traitement qui existe dans la façon dont les transsexuelLEs sont souvent perçuEs. Par exemple, quand on présume qu’une personne est cissexuelle, on accepte généralement l’ensemble de son genre perçu comme étant naturel et authentique, sans tenir compte des écarts mineurs liés à son apparence de genre. En revanche, quand on découvre ou qu’on suspecte qu’une personne est transsexuelle, on recherche souvent activement (voire compulsivement) dans sa personnalité, ses expressions et ses caractéristiques physiques des indices du sexe qui lui a été assigné à la naissance. J’en ai fait moi-même l’expérience lors des innombrables occasions que j’ai eu de faire mon coming out en tant que transsexuelle auprès des genTEs. Après avoir appris mon statut trans, la plupart des genTEs ont ce “regard” caractéristique dans leurs yeux, comme s’illes me voyaient tout à coup différemment − recherchant des indices laissés par le garçon que j’ai été, et projetant différentes interprétations de mon corps. J’appelle ce processus dégenrement, comme étant une tentative de briser le genre d’une personne trans en privilégiant des détails et écarts dans son apparence de genre, qui seraient normalement minimisés ou ignorés si elle était présumée cissexuelle. Le seul but servi par le dégenrement est de privilégier les genres cissexuels, tout en délégitimant les genres des transsexuelLEs et des autres personnes variantes de genre.
ALLER AU DELÀ DES “GARÇONS BIOS” ET DES “FILLES GÉNÉTIQUES”
La première étape vers le démantelement du privilège cissexuel est d’évacuer de nos vocabulaires les mots et concepts qui entretiennent l’idée que les genres cissexuels sont de manière inhérente plus authentiques que les genres transsexuels. Un bon début serait de commencer par la tendance commune à se référer aux cissexuelLEs comme étant des hommes et des femmes “génétiques” ou “biologiques”. Malgré son utilisation fréquente, le mot “génétique” me semble particulièrement étrange, en raison du fait que nous sommes relativement incapables de voir aisément les chromosomes sexuels des genTEs. En réalité, puisque si peu de personnes font examiner leurs chromosomes, on pourrait défendre l’idée que dans la grande majorité des cas, les genTEs ont un sexe génétique qui reste encore à déterminer. Dans les rares cas où des personnes doivent faire contrôler leurs chromosomes (comme lors des tests de sexe aux Jeux Olympiques ou dans les services de consultation pour problèmes de stérilité), on constate que la non-correspondance entre le sexe chromosomique d’une personne et son sexe assigné est quelque chose qui arrive bien plus souvent que la plupart des genTEs ne peuvent expliquer. [3].
L’utilisation du mot “biologique” (et de son abréviation “bio”) est tout aussi inappropriée que celle du mot “génétique”. Chaque fois que j’entends quelqu’unE attribuer aux cissexuelLEs le terme de femmes et d’hommes “biologiques”, j’interviens pour dire que malgré le fait que je sois transsexuelle, je ne suis en aucune façon inorganique ou non-biologique. Si je demande aux genTEs d’expliquer ce qu’illes veulent dire par “biologique”, illes vont souvent répondre que ce mot se réfère aux personnes ayant un système reproductif intégralement fonctionnel correspondant à leur sexe. Bon, si c’est le cas, alors que dire des personnes qui sont stériles ou qui ont subi une ablation des organes reproducteurs pour raison médicale ? Est-ce que ces hommes et ces femmes ne sont pas “biologiques” ? Les genTEs insistent souvent sur le fait que le mot “biologique” se réfère aux organes génitaux de quelqu’unE, mais j’aimerais leur demander de combien de personnes ont-illes déjà vu les organes génitaux de près. Dix ? Vingt ? Une centaine ? Et dans la grande majorité des cas, quand on rencontre une personne entièrement habillée (et dont les organes génitaux sont par conséquent cachés), comment savons-nous s’il faut s’adresser à elle au féminin ou au masculin ? La vérité est que, quand on voit d’autres personnes et qu’on les classifie comme femmes ou comme hommes, les seuls critères biologiques auxquels on se réfère sont les caractéristiques sexuels secondaires, qui sont eux-même les résultats de l’action des hormones sexuelles. À partir de là, en tant que personne qui a des oestrogènes en elle depuis maintenant cinq ans, ne devrais-je pas être considérée comme une femme “biologique” ?
Quand on les décortique et qu’on les démonte ainsi, il devient évident que les termes “biologique” et “génétique” sont de simples substituts du mot que les genTEs veulent réellement utiliser : “naturelLE”. La plupart des cissexuelLEs veulent croire que leur appartenance au genre masculin ou féminin est “naturelle”, de la même façon que la plupart des hétérosexuelLEs veulent croire que leur orientation sexuelle est “naturelle”. En réalité, si on regarde le spectre complet des positions sociales et de classe, on observe une foule de genTEs essayant de “naturaliser” leurs privilèges d’une façon ou d’une autre − que ce soit une personne fortunée essayant de justifier l’énorme fossé entre les riches et les pauvres en revisitant la théorie darwinienne de la sélection naturelle, ou que ce soit une personne blanche prétendant être plus intelligente ou plus compétente qu’une personne racisée en raison de caractéristiques biologiques ou génétiques. Quand on en vient au genre, la notion de “naturel” devient une carte maîtresse car elle permet de mettre en évidence les vrais enjeux − privilèges et préjugés − et de concevoir quelles sont les places réelles et considérées légitimes qu’on attribue aux minorités sexuelles perçues comme étant “non-naturelles” ou “artificielles”, et par conséquent peu dignes d’intérêt.
C’est pourquoi je préfère le terme cissexuelLE. Il indique la seule différence significative entre cette population et celleux d’entre nous qui sommes transsexuelLEs : les cissexuelLEs ont simplement vécu leurs sexes physiques et subconscients comme étant alignés.
L’ASSIGNATION À UN TROISIÈME GENRE ET À UN TROISIÈME SEXE
Les personnes cissexuelles qui en sont aux premiers stades de l’acceptation de la transsexualité (et qui n’ont pas encore entièrement pris conscience de leur privilège cissexuel) vont souvent considérer que nous, les personnes trans, habitons notre propre catégorie de genre qui serait séparée de “femme” et “homme”. J’appelle cet acte l’assignation à un troisième genre (ou l’assignation à un troisième sexe). Si certaines tentatives d’assignation des personnes trans à un troisième genre ont clairement pour but d’être dégradantes ou spectaculaires (comme pour les “shemale”), d’autres moins offensives apparaissent souvent dans les discussions à propos de personnes transsexuelles (comme “ille”, “el” ou “MTF”). Si le terme “MTF” peut être utile en tant qu’adjectif décrivant le sens de ma transition, l’utiliser comme un nom − i.e., se référer littéralement à moi comme “Male-To-Female” − nie complètement le fait que je m’identifie et que je vis comme une femme. Personnellement, je crois que l’utilisation répandue des mots “MTF” ou “FTM” plutôt que des mots “femme trans” ou “homme trans” (qui sont plus respectueux, plus faciles à prononcer, et moins facilement confondables l’un avec l’autre) reflète un désir conscient ou inconscient de la part de nombreuXSES cissexuelLEs de distinguer les femmes et hommes transsexuelLEs de leurs homologues cissexuelLEs.
Si l’on parle de l’assignation à un troisième genre, il est crucial de faire la distinction entre les genTEs qui s’identifient elleux-même comme appartenant à un troisième genre, et celleux qui assignent activement d’autres personnes à un troisième genre. Comme pour n’importe quelle identité de genre, quand une personne se considère appartenir à un troisième genre, c’est que c’est ainsi qu’elle donne du sens à sa vie et qu’elle se place dans le monde, et cela doit être respecté. En tant que personne qui par le passé s’est identifiée comme bigenre et gender-queer, je pense qu’il est important que nous respections et reconnaissions les identités de genre des autres personnes, quelles qu’elles soient. Mais c’est justement pour cette même raison que je proteste contre les personnes qui en assignent d’autres à un troisième genre contre leur volonté ou sans leur consentement. Je pense que cette propension à assigner d’autres personnes à un troisième genre est simplement un sous-produit du processus spéculatif et non consensuel de genrement. En d’autres mots, nous sommes tellement contraintEs à genrer les genTEs en tant que femmes et hommes que quand on tombe sur une personne qui n’est pas si facilement catégorisable de cette façon (souvent en raison de certains aspects inhabituels de genre), on essaye de l’isoler et de la distinguer des deux autres genres. Les termes “troisième genre” et “troisième sexe” ont une longue histoire et ont été appliqués aux homosexuelLEs, aux personnes intersexes et aux personnes transgenres par celleux qui se considèrent comme ayant un genre “normal”. Cela suggère fortement que la tendance à assigner d’autres personnes à un troisième genre provient à la fois du sentiment de légitimité de genre et à la fois du sexisme oppositionnel.
L’OBSESSION DU PASSING
Un autre exemple où le langage présuppose que les genres cissexuels et transsexuels ont par essence une valeur différente est l’utilisation du verbe “passer”. Si le mot “passer” sert un objectif, dans le sens où il décrit le privilège très concret vécu par les personnes transsexuelles qui reçoivent un privilège cissexuel conditionnel lorsqu’elles vivent dans le genre auquel elles s’identifient, c’est un terme hautement problématique puisqu’il insinue que la personne trans parvient à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Si on y regarde de plus près, il devient assez évident que le concept du “passing” est pétri de privilège cissexuel, car il n’est jamais utilisé que pour les personnes trans. Par exemple, si un vendeur de magasin disait “merci, Monsieur” à une femme cissexuelle, personne ne dirait qu’elle “passe” pour un homme ou qu’elle n’arrive pas à “passer” pour une femme ; à la place, on dirait qu’elle est une femme et qu’elle a été confondue avec un homme. De plus, on n’utilise jamais le mot “passing” pour décrire des hommes cissexuels qui soulèvent des poids tous les jours pour obtenir une apparence plus masculine, ou des femmes cissexuelles qui mettent du maquillage, des jupes et des talons pour obtenir une apparence plus féminine. Pourtant, comme je suis une femme transsexuelle, si je sors de mon lit, enfile un tee-shirt et un jean, et que je me promène dans la rue et suis généralement reconnue par les autres en tant que femme (malgré le manque d’attention pour mon apparence), je peux encore être reléguée au fait de “passer” pour une femme.
Le noeud du problème est que les mots “passer” et “passing” sont des verbes actifs. Ainsi quand on dit qu’une personne transsexuelle “passe”, cela donne l’impression fausse qu’elle est la seule participante active dans ce scénario (c’est-à-dire, la personne transsexuelle travaille dur pour obtenir une certaine apparence genrée et le reste du monde se trouve passivement trompé ou pas par la “performance” de la personne transsexuelle). Cependant, je répondrais que l’inverse est vrai : le public est le principal participant actif en vertu de son besoin incessant de genrer comme homme ou femme chaque personne qu’il voit. La personne transsexuelle peut réagir à cette situation de deux manières différentes : elle peut soit essayer de se conformer aux attentes du public concernant ce qu’est un homme ou une femme, dans une perspective d’intégration et d’évitement de la stigmatisation, soit s’affranchir des attentes du public et simplement être elle-même. Toutefois, si elle choisit cette dernière option, le public continuera de la juger sur les mêmes bases de ce qui apparaît comme masculin ou féminin et, bien sûr, les autres seront toujours susceptibles de l’accuser de “passer”, même si elle n’a rien fait activement pour ça. Ainsi, le rôle actif joué par celleux qui établissent une distinction de manière compulsive entre les femmes et les hommes (et celleux qui opèrent une discrimination entre les transsexuelLEs et les cissexuelLEs) est invisibilisé par le concept de “passing”.
On peut aussi mentionner que cette vision du “passing” est renforcée par l’usage de ce mot concernant d’autres questions de classes sociales. Par exemple, un gay peut “passer” pour hétéro, ou une personne racisée à la peau claire peut “passer” pour blanche. Parfois les personnes travaillent dur pour “passer”, et d’autres fois elles n’essaient pas du tout. Dans les deux cas, la chose qui reste constante est que le mot “passer” est utilisé pour déplacer la faute des préjugés du groupe majoritaire vers les motifs et les actions des personnes minoritaires (ce qui explique pourquoi les personnes qui “passent” sont souvent accusées de “tromperie” ou “d’infiltration” si on s’en rend compte).
D’après mon expérience, la plupart des personnes cissexuelles sont absolument obsédées par le fait que les personnes transsexuelLEs “passent” ou pas. Depuis les rapports médicaux et académiques jusqu’à la télé, aux films et aux articles de journaux, les cissexuelLEs dépensent une quantité exorbitante d’énergie à satisfaire leur fascination concernant ce que les transsexuelLEs “font” − les procédures médicales, comment nous modifions nos comportements, etc. − pour “passer” dans leur sexe d’identification. Cette obsession du passing permet aux cissexuelLEs d’ignorer leur propre privilège cissexuel, et sert aussi à privilégier, chez les personnes transsexuelles, le sexe d’assignation au sexe ressenti et vécu, renforçant ainsi l’idée que les genres des transsexuelLEs sont illégitimes.
Ironiquement, il est courant que les cissexuelLEs prétendent que ce sont les transsexuelLEs qui sont obsedéEs par le “passing”. De telles accusations nient le nombre incalculable de personnes transsexuelles qui ne sont pas préoccupées par la façon dont elles sont perçues. Elles invisibilisent aussi le fait que les deux parties ont des intérêts très différents en ce qui concerne le “passing” transsexuel. En particulier, tandis que les cissexuelLEs n’ont aucune raison légitime d’être concernéEs par le fait qu’unE certainE transsexuelLE “passe” (à part pour utiliser leur privilège cissexuelLE sur ellui), les transsexuelLEs comprennent qu’être prisEs au sérieux dans notre sexe d’identification a des répercussions extraordinaires sur notre qualité de vie. En vivant dans ce monde extraordinairement cissexiste (et sexiste oppositionnel), les transsexuelLEs reconnaissent le privilège cissexuel pour ce qu’il est : un privilège. Être acceptéEs comme des membres de notre sexe d’identification nous permet infiniment plus facilement d’obtenir un emploi et un logement, d’être prisEs au sérieux dans nos préoccupations personnelles, sociales et politiques, et d’être capables de nous promener dans la rue sans nous faire agresser ou harceler.
Les personnes cissexuelles (pas les transsexuelles) sont celles qui créent, entretiennent et font respecter le “passing” par leur tendance à traiter les transsexuelLEs de façon dramatiquement différente en se fondant seulement sur les critères superficiels de notre apparence. Si unE transsexuelLE ne “passe” pas, les cissexuelLEs se servent souvent de cela comme excuse pour refuser à cette personne le droit basique de voir son genre d’identification reconnu et respecté. Parfois les cissexuelLEs se servent même de ces situations comme si elles étaient des invitations à humilier ou maltraiter ouvertement des transsexuelLEs. Et ceux et celles d’entre nous qui “passent” effectivement sont sans aucun doute mieux traitéEs par les cissexuelLEs, quoique pas nécessairement avec respect. En tant que transsexuelle qui “passe”, je trouve qu’il est courant que les personnes cissexuelles, lorsqu’elles découvrent mon statut trans, me félicitent en utilisant le même ton condescendant que les genTEs utilisent pour féliciter les personnes homosexuelles qui “n’étalent” pas leur homosexualité (c’est-à-dire, qui se comportent comme des hétéros) ou les minorités raciales qui utilisent un “français correct” (c’est-à-dire, qui se comportent comme des blancHEs). En d’autres mots, ce sont des compliments à double tranchant conçus pour renforcer la supériorité cissexuelle. Le plus courant de ces commentaires, “tu ressembles vraiment à une vraie femme”, serait clairement pris comme une insulte s’il était adressé à une femme cissexuelle. Une autre remarque fréquente, “je n’aurais jamais deviné que tu étais transsexuelle”, me félicite essentiellement de ressembler à une cissexuelle, insinuant une fois encore que les cissexuelLEs sont par essence meilleurEs que les transsexuelLEs.
Puisque le terme “passing” fait deux poids deux mesures entre les genres cissexuels et transsexuels, et permet un sentiment de légitimité de genre cissexuel, nous devrions à la place adopter un vocabulaire qui reconnaît à raison ce phénomène comme un produit dérivé du genrement et de l’évidence cissexuelle. Par conséquent, je suggère d’utiliser le terme malgenréE lorsqu’une personne cissexuelle ou transsexuelle se fait assigner à un genre qui ne correspond pas au genre auquel elle s’identifie, et le terme genréE correctement lorsque des genTEs lui assignent un terme qui correspond à la façon à laquelle elle s’identifie. Et, comme mentionné précédemment, le terme privilège cissexuel conditionnel devrait être adopté pour décrire ce qui a historiquement été connu comme privilège de “passing”.
PRENDRE SON GENRE POUR ACQUIS
Un autre problème avec le mot “passer” est qu’il n’est généralement utilisé qu’en référence au sexe d’identification d’une personne transsexuelle et pas au sexe d’assignation. Cela donne l’impression que les transsexuelLEs ne commencent à gérer la perception des autres genTEs qu’après qu’illes transitionnent. Ainsi les genTEs parleront du fait que je “passe” maintenant comme une femme, mais personne ne se demandera jamais combien cela devait être difficile pour moi de “passer” pour un homme avant. Personnellement, je trouvais infiniment plus difficile et stressant de gérer mon genre perçu lorsque les genTEs présumaient que j’étais un homme, que maintenant en tant que femme. Cependant, une fois que l’on commence à penser en terme de personne transsexuelle malgenrée ou genrée correctement par rapport à sa perception d’elle-même (en opposition à “passant” ou pas aux yeux des autres), alors on commence à avoir une appréciation plus précise et réaliste du vécu transsexuel. En fait, on pourrait dire que la plupart des transsexuelLEs ont l’expérience d’être malgenréEs tout au long de leur enfance et parfois pendant une bonne partie de l’âge adulte. Ce malgenrement continu durant nos années de construction façonne notre relation avec le genre (et notre propre perception de nous-mêmes) avec une ampleur qui ne peut pas être sous-estimée.
N’ayant jamais eu qu’un vécu trans, il m’a fallu beaucoup de temps pour réaliser que je ressens et que je traite le genre très différemment de la façon dont la plupart des cissexuelLEs le font. Par exemple, quelques mois après que j’eus commencé à vivre à plein temps comme femme, un ami à moi m’a demandé si j’étais déjà entrée dans des toilettes pour hommes par erreur. Au début, la question m’a paru bizarre. Quand je lui ai lancé un regard perplexe, il a essayé de clarifier. Il a dit qu’il ne pense jamais aux toilettes dans lesquelles il rentre, ne remarque jamais le petit symbole “homme” sur la porte, mais finit toujours au bon endroit. Alors, il se demandait si j’étais accidentellement entrée dans les toilettes pour hommes par habitude depuis ma transition. J’ai ri et lui ai dit qu’il n’y avait jamais eu une seule fois de ma vie où je sois entrée dans des toilettes publiques − hommes ou femmes − par habitude ; toute ma vie, j’ai été atrocement consciente de chaque espace genré dans lequel j’entrais.
Grandir en tant que trans − devoir gérer à la fois la dissonance psychologique entre mon sexe physique et subconscient et le barrage constant à être malgenrée par les autres − a été une expérience déchirante qui m’a poussée à me dissocier de mon propre corps et de mes propres émotions. Et tandis que transitionner physiquement et vivre dans mon sexe d’identification m’a permis de finalement triompher de ma dissonance de genre, je lutte encore avec une hypersensibilité au genre (et plus spécifiquement au genrement). N’ayant jamais eu l’opportunité d’apprendre à ressentir mon genre comme quelque chose qui ne peut être remis en question et comme une seconde nature (contrairement à mon ami), je ressens encore parfois une secousse inconfortable quand des genTEs parlent de moi comme “elle” (même si c’est le pronom que je préfère). Quand je regarde des photos ou des vidéos de moi, je ne peux toujours pas m’empêcher de voir le “garçon” dans mon visage ou de l’entendre dans le son de ma voix, quand bien même personne ne m’a appelée “Monsieur” depuis plus de cinq ans. Je me sens agressée et suis extraordinairement énervée à chaque fois que je regarde la télé ou un film et que je suis désagréablement surprise par une blague ou un commentaire ignorant qui balaye le sexe d’identification des personnes trans ou parle d’elles en utilisant leur sexe d’assignation. Et même si je ressens maintenant une concordance de genre, je m’appesantis encore constamment sur le genre, ce qui, bien qu’utile quand j’écris un livre sur le sujet, peut souvent être malsain et épuisant.
Mon hypersensibilité au genre me rappelle ce qu’une amie m’a dit une fois sur son rapport à l’argent. Elle a grandi dans une famille où l’argent était rare, et où des bagarres provenaient de la pression financière qu’illes subissaient. Cela a altéré irrévocablement le rapport de mon amie avec l’argent. Si beaucoup d’entre nous qui avons grandi dans des classes moyennes voyons l’argent simplement comme un moyen d’obtenir ce qu’on veut ou dont on a besoin, pour mon amie il est aussi porteur d’un élément supplémentaire émotionnel. Même si elle a maintenant des bases financières plus solides, elle trouve encore qu’elle ne le mérite pas lorsqu’elle reçoit de l’argent et se sent coupable à chaque fois qu’elle en dépense. Cela la préoccupe encore et la remplit d’anxiété parce qu’elle n’a jamais l’impression qu’elle peut prendre cela pour acquis − elle comprend que cela peut lui être retiré n’importe quand.
Le rapport de mon amie à l’argent me rappelle ma propre insécurité continue concernant le genre. Même si j’ai finalement atteint un point où je me sens confortable en vivant dans mon propre corps, j’ai souvent l’impression que je ne le mérite pas et je me sens souvent coupable à ce sujet. Et tandis que tout le monde autour de moi semble se sentir légitime dans son genre au point de le prendre pour acquis, j’ai toujours l’impression que le mien pourrait m’être retiré à chaque minute. Et en un sens, il peut l’être (et l’est souvent) à chaque fois que quelqu’unE essaie de brandir son privilège cissexuel face à moi.
FAIRE LA DISTINCTION ENTRE TRANSPHOBIE ET PRIVILÈGE CISSEXUEL
Le fait que les transsexuelLEs aient survécu à une enfance où illes étaient constamment malgenréEs crée des différences majeures entre nos façons de réagir à des expressions publics d’anxiété de genre et celles d’autres LGBT. Par exemple, une de mes amies, une gouine butch cissexuelle, m’a parlé d’une situation où elle avait été accusée d’être un “homme” dans des toilettes pour femmes (sans doute à cause de son style vestimentaire et de ses manières masculines). La femme qui portait cette accusation l’avait interpellée, avec un sentiment de légitimité de genre, en lui disant “tu n’as pas ta place ici”. Mon amie, qui était évidemment dérangée par l’événement, a répondu en lui pointant ses propres seins et en disant “je suis une femme et j’ai ma place ici”, ce qui a eu pour effet de plonger son accusatrice dans l’embarras et de lui faire présenter des excuses. Si mon amie ne s’identifie pas comme transgenre, on pourrait pourtant décrire cet incident comme un exemple de transphobie (elle a été prise pour cible parce que son apparence “trangressait” les normes de genre). Et quand l’accusatrice s’est excusée, elle a d’une manière frappante étendu (tardivement) le privilège cissexuel à mon amie. C’est-à-dire qu’elle a reconnue mon amie comme une femme légitime (bien que ne se conformant pas aux normes de genre) et, par conséquent, a reconnu le droit à mon amie de partager cet espace non-mixte femmes avec elle.
Je raconte cette histoire parce qu’elle est radicalement différente de la façon dont certaines de mes amies femmes trans vivent de telles situations. Quand une femme transsexuelle est accusée d’être un “homme” dans des toilettes pour femmes, il faut voir en toile de fond une vie entière où elle a été malgenrée comme homme. Ainsi, plutôt que d’avoir l’impression qu’elle a injustement été prise pour cible parce que ses comportements “transgressent” les normes de genre (ce que ressentent beaucoup d’homos cissexuelLEs), elle va plutôt se sentir ciblée à cause de son statut transsexuel − en d’autres mots, elle va supposer que l’accusatrice exerce du privilège cissexuel sur elle. Et la femme transsexuelle a souvent raison de supposer cela. Après tout, l’accusatrice a commencé à s’excuser quand mon amie gouine butch lui a dit “je suis une femme” (en d’autres termes, elle a été tardivement “lue” comme une femme cissexuelle), mais quand mes amies femmes trans disent “je suis une femme”, elles sont souvent encore accusées d’être des “hommes” (en d’autres mots, elles sont “lues” comme des femmes transsexuelles et se voient refuser le privilège cissexuel).
Reconnaître la différence entre la transphobie (qui cible les personnes dont l’expression de genre et l’apparence diffèrent de la norme) et le privilège cissexuel (qui cible les personnes dont le sexe assigné et le sexe d’identification diffèrent) est important, spécialement lorsqu’on essaie de comprendre les politiques homo/trans contemporaines. Par exemple, certains événements et établissements pour femmes lesbiennes et bies ont des politiques qui excluent spécifiquement les femmes trans. Les défenseureuses de telles politiques prétendent souvent ne pas être transphobes, parce qu’illes permettent à certaines personnes s’identifiant comme transgenre de participer (tant qu’elles sont “nées femmes”). Ainsi, plutôt que d’appeler “transphobes” ces politiques excluant les femmes trans, il est plus exact de dire qu’elles sont cissexistes, car elles refusent d’accepter l’identité de femme des femmes transsexuelles comme étant aussi légitime que celles des femmes cissexuelles. (De telles politiques peuvent aussi être appelées trans-misogynes, puisqu’elles favorisent les personnes trans sur un spectre FTM au détriment des personnes sur un spectre MTF). De plus, on peut dire de ces cissexuelLEs “nées femmes” (peu importe qu’illes soient transgenres) qui choisissent de participer à de tels événements qu’illes exercent leur privilège cissexuel (c’est-à-dire, illes tirent profit de tous les privilèges associés à leur sexe de naissance). En effet, il est décevant que la plupart des personnes cissexuelles transgenres et homos − particulièrement celles qui accusent de façon hypocrite les transsexuelLEs d’essayer d’atteindre un “privilège de passing” en transitionnant vers notre sexe d’identification − n’ont pratiquement aucune réflexion sur les manières incalculables dont elles s’adonnent régulièrement à leur propre privilège cissexuel.
Une fois que l’on comprend le privilège cissexuel, il devient évident que beaucoup d’actes de discrimination qui étaient auparavant regroupés sous le terme “transphobie” sont probablement mieux décrits en terme de cissexisme. Dans ce qui suit, je reconsidérerai un certain nombre de tels actes discriminatoires, en me concentrant sur les façons dont ils sont spécifiquement conçus pour miner la légitimité des genres auxquels s’identifient les personnes trans plutôt que pour cibler les personnes trans parce qu’elles dérogent aux normes de genre oppositionnelles.
L’EXCLUSION DES PERSONNES TRANS
L’exclusion des personnes trans est peut-être l’exercice d’oppression envers les transsexuelLEs le plus direct et évident qui soit. Très simplement, l’exclusion des trans a lieu lorsque des cissexuelLEs excluent des transsexuelLEs d’espaces, de groupes ou d’événements destinés aux personnes du même genre que celui auquel s’identifie la personne trans. L’exclusion des trans peut aussi entrer en jeu dans d’autres cas de figure où le genre d’identification de la personne trans se trouve passé à la trappe (par exemple, quand quelqu’unE s’obstine à me qualifier “d’homme”, ou utilise intentionnellement des pronoms inappropriés en s’adressant à moi). Sachant quelle énorme bourde sociale constitue le fait de mal genrer quelqu’unE dans notre culture, et à quel point les genTEs se répandent généralement en excuses lorsqu’illes se rendent compte qu’illes ont commis cette erreur, il est difficile de voir dans l’exclusion des trans (c’est-à-dire le non respect délibéré du genre des transsexuelLEs) autre chose qu’une démarche arrogante d’amoindrissement et d’humiliation des personnes trans.
L’OBJETISATION DES PERSONNES TRANS
L’objetisation des corps transsexuels est tout à fait corrélée à l’obsession cissexuelle du “passing”. Alors que nos transitions physiques interviennent généralement sur une période de quelques années (une simple fraction de nos vies), elles dominent presque complètement les discours cissexuels portant sur la transsexualité. La raison en est claire : la concentration presque exclusive de l’attention sur notre transformation physique permet un ancrage permanent des transsexuelLEs dans notre sexe d’assignation et transforme ainsi notre sexe d’identification en un but dont nous ne cessons de nous approcher mais que nous n’atteignons jamais complètement. Cela a non seulement pour effet de minimiser notre expérience de vie, tout ce qu’il y a de plus réelle, en tant que membres de notre sexe d’identification après transition, mais aussi de délibérément mettre de côté l’enjeu crucial que constitue l’oppression cissexuelle envers les transsexuelLEs (ce qui rappelle la façon dont certainEs hétérosexuelLEs concentrent leur curiosité sur ce que les gays, les lesbiennes et les bisexuelLEs font dans leur chambre à coucher − c’est-à-dire de quelle façon nous baisons − dans le but d’éviter de se demander en quoi leurs propres comportements et attitudes vont dans le sens d’une oppression des gays, des lesbiennes et des bisexuelLEs).
Une autre forme courante d’objetisation des trans intervient lorsque des cissexuelLEs deviennent fascinéEs, perturbéEs ou obsédéEs par des écarts supposés existant entre le sexe physique d’unE transsexuelLE et son genre d’identification. Assez typiquement, ce type d’attention se porte sur les organes génitaux de la personne trans. Ainsi l’objetisation réduit la personne transsexuelle à un statut “d’objet”, permettant aux cissexuelLEs de nous condamner, de nous diaboliser, de nous fétichiser, de nous ridiculiser, de nous critiquer, et de nous exploiter sans éprouver de culpabilité ou de remords.
LA MYSTIFICATION DES PERSONNES TRANS
Une autre stratégie qui va de pair avec l’obsession du passing et l’objetisation des trans est la mystification des trans : c’est s’autoriser à rester si confinéE dans l’idée d’une nature taboue du “changement de sexe” que l’on perd de vue le fait que la transsexualité est tout à fait réelle, tangible et souvent banale pour celleux d’entre nous qui en avons une expérience immédiate. On peut lisiblement observer la mystification des trans dans les descriptions des transsexuelLEs fournies par les médias, à partir du moment où notre sexe d’assignation est souvent transformé en un secret caché ou en un objet d’’intrigue, tandis que notre sexe vécu se trouve présenté comme une illusion élaborée. Dans la vie réelle, lorsque je dis à des genTEs que je suis transsexuelle, il arrive souvent qu’illes s’éternisent là-dessus, en me répétant combien il leur est incroyable que j’aie autrefois vécu en tant que garçon, comme si je les avais blufféEs en usant d’un tour de passe-passe. La vérité, c’est que la transsexualité n’a rien de fascinant. Pour beaucoup d’entre nous, c’est simplement une réalité. J’effectue constamment des coming-outs auprès de genTEs, et lorsque je le fais, aucune musique ne se met à jouer en arrière-plan pour souligner le suspense. De plus, mon appartenance au genre féminin n’est pas une espèce de production complexe qui exigerait de ma part de jeter de la poudre aux yeux : croyez-le ou non, je vis ma vie en étant seulement moi-même et en faisant ce qui me convient le plus. La mystification des trans est uniquement une façon de plus pour les cissexuelLEs d’en appeler à “l’artificialité” de la transsexualité, créant ainsi l’impression fallacieuse que nos genres d’assignation seraient “naturels” tandis que nos genres d’identification, vécus, ne le seraient pas.
L’INTERROGATION SUR LES PERSONNES TRANS
Si l’obsession du passing, l’objetisation des personnes trans et la mystification des personnes trans délégitiment les identités transsexuelles en se concentrant sur le “comment” de la transsexualité, l’interrogation sur les personnes trans se focalise quant à elle sur le “pourquoi”. Pourquoi les transsexuelLEs existent-illes ? Qu’est-ce-qui nous engage à changer de sexe ? Est-ce une affaire de génétique ? D’hormones ? D’éducation ? Est-ce corrélé au fait de vivre dans une culture obsédée par la chirurgie esthétique ? Ou peut-être n’est-ce qu’une bonne vieille maladie mentale ? De telles questions représentent l’intellectualisation du processus d’objetisation des transsexuelLEs. En nous réduisant à un statut d’objets d’étude et de curiosité, les cissexuelLEs se libèrent du désagrément de nous envisager comme des êtres qui vivent et qui respirent, faisant face non seulement à nos propres tendances personnelles, mais aussi à la discrimination de genre ambiante, articulée autour du cissexisme et du sexisme oppositionnel.
Tandis que je travaillais sur ce livre, en me plongeant dans les textes sexologiques et sociologiques qui tentent d’expliquer pourquoi les transsexuelLEs existent, il m’est venu à l’esprit que, plutôt que simplement retirer du DSM le diagnostic de trouble de l’identité de genre, nous devrions peut-être envisager de le remplacer par le trouble de l’étiologie transsexuelle, afin de mettre en lumière cette obsession malsaine manifestée par beaucoup de cissexuelLEs : expliquer les origines de la transsexualité. À l’inverse de ces chercheurEUSEs cissexuelLEs qui trouvent passionnant et intellectuellement stimulant de se perdre en considérations et de pontifier sur mon existence, la question “pourquoi suis-je transsexuelle” a toujours été pour moi une source de honte et de dégoût de moi-même. Depuis l’époque de ma préadolescence jusqu’à mes années de jeune adulte, j’ai été dévorée par cette question parce que, très franchement, je ne voulais pas être transsexuelle. Comme la plupart des genTEs, j’acceptais l’idée qu’il était préférable d’être cissexuelLE. Au final, j’ai pris conscience du fait que s’appesantir sur le “pourquoi” était une démarche stérile − le fait est que je suis transsexuelle et que j’existe, et il n’y a aucune raison valable pour que je me sente inférieure à unE cissexuelLE à cause de cela.
Une fois acceptée ma propre transsexualité, il est devenu évident pour moi que la question “pourquoi les transsexuelLEs existent-illes ?” n’est pas une affaire de pure curiosité, mais bien un acte de non-acceptation, à partir du moment où elle intervient sans que ne soit jamais posée la question réciproque “pourquoi les cissexuelLEs existent-illes ?”. La recherche incessante en vue de la découverte de la cause de la transsexualité a pour utilité de figer les identités de genre transsexuelles dans un état perpétuellement susceptible d’être mis en question, et fait du même coup en sorte que les identités de genre cissexuelles restent non-questionnables.
L’EFFACEMENT DES PERSONNES TRANS
La seule chose plus perturbante que les personnes qui se demandent sans relâche pourquoi les transsexuelLEs existent, ce sont les personnes qui prétendent sans ciller détenir la réponse à cette question. Malheureusement, plutôt que de simplement prendre acte des témoignages fournis par les personnes transsexuelles (lesquels décrivent presque invariablement une forme de conscience intrinsèque de ce que l’on est, ou une idée de sexe subconscient), beaucoup de cissexuelLEs choisissent à la place de projeter sur nous leurs propres présomptions à propos du genre. Souvent, de telles démarches sont centrées sur les conceptions cissexuelles peu élaborées ayant trait à ce qu’unE transsexuelLE se trouverait à même d’acquérir en changeant de sexe vécu : privilèges, normalité, épanouissement sexuel et ainsi de suite. L’idée que nous transitionnons d’abord et avant tout pour nous-mêmes, pour nous sentir en adéquation avec notre corps, n’est pratiquement jamais à l’ordre du jour. Cela est dû au fait que les cissexuelLEs se représentent souvent les transsexuelLEs comme des non-personnes : les procédés d’objetisation des trans, de mystification des trans et d’interrogation sur les trans permettent que nous soyons vuEs non comme des personnes humaines, mais comme des objets et des créatures de spectacle existant pour le bénéfice ou la distraction des autres. La facilité avec laquelle les voix transsexuelles sont disqualifiées ou ignorées par le public résulte du phénomène d’effacement des personnes trans.
Ainsi, si toutes les voix minoritaires se trouvent réduites au silence à différents degrés (habituellement, en se voyant refuser l’accès aux médias et aux pouvoirs économique et politique), on observe plusieurs aspects de l’effacement des trans qui étendent particulièrement l’importance du phénomène. D’abord, comme c’est le cas pour toutes les minorités sexuelles, le sexisme oppositionnel conduit à ce qu’il n’y ait qu’un pourcentage réduit de personnes trans qui disent qu’elles sont transsexuelles. En second lieu, celleux qui effectuent leur coming-out le font souvent en même temps qu’illes décident de transitionner physiquement : un processus historiquement régulé (et sévèrement limité) par des gatekeepers [4] cissexuelLEs. Souvent, celleux qui se voyaient délivrer la permission de transitionner étaient sélectionnéEs sur la base de la conviction des gatekeepers qu’illes correspondraient aux normes de genre de leur sexe d’identification et garderaient le silence à propos de leur statut trans après leur transition. Cela a contribué à assurer que la plupart des transsexuelLEs se fondent effectivement dans la population cissexuelle aussi bien avant qu’après transition.
Mais peut-être que rien ne facilite l’effacement des personnes trans plus que le genrement quotidien et l’évidence cissexuelle. Quand j’effectue un coming-out auprès de genTEs, illes me disent souvent que je suis la première transsexuelle qu’illes ont jamais rencontrée. Cela suggère que la plupart des cissexuelLEs n’ont jamais sérieusement envisagé la possibilité que sur les personnes présumées cissexuelles qu’illes voient chaque jour, un certain pourcentage puisse être des personnes transsexuelles. Les statistiques internationales indiquent que le pourcentage de personnes transsexuelLEs “post-op” varie de 1 à 3 % de la population. Bien qu’il n’y ait pas de statistique rigoureuse concernant le nombre de transsexuelLEs aux Etats-Unis, les estimations fondées sur le nombre d’opérations de réassignation sexuelle réalisées suggèrent qu’au moins une personne sur 500 dans ce pays est transsexuelle (et bien plus de personnes encore sont transgenres).
Dans un monde dans lequel les personnes sont perçues soit comme des femmes, soit comme des hommes, et dans lequel toutes les personnes sont présumées cisgenres et cissexuelles, celleux d’entre nous qui sont transgenres et/ou transsexuelLEs sont effectivement effacéEs de la conscience publique. Cela permet aux producteurICEs des medias de nous dépeindre telLEs que cela leur chante, aux universitaires d’énoncer toutes les théories qu’il leur plait à notre propos, et aux médecins, psychologues, et autres “expertEs” auto-proclaméEs cissexuelLEs, de prendre la parole à notre place.
CHANGER LA PERCEPTION DU GENRE, IL NE S’AGIT PAS DE PERFORMANCE
Une analyse approfondie des mécanismes de genrement, du sentiment de légitimité de genre et du privilège cissexuel permet à la fois de contester la supposition principale que les genres cissexuels sont plus “naturels” et légitimes que les genres transsexuels, et à la fois de remettre en question le nouveau centre d’intérêt des théoricienNEs et activistes du genre qui consiste à savoir comment les personnes “font” ou “performent” leur genre [5]. Les différentes modélisations du genre centrées sur la notion de performance peuvent varier légèrement les unes des autres, mais elles insistent en général toutes sur l’idée que chacunE d’entre nous crée activement les différences de genre en “faisant” ou en “performant” son genre de certaines manières. Selon cette vision des choses, l’appartenance au genre féminin n’est pas un état naturel, mais c’est quelque chose que l’on reproduit quand on se reconnait nous-même femmes − quand on agit, s’habille, parle de manières considérées féminines − et il en va de même en ce qui concerne l’appartenance au genre masculin. Certaines des variantes les plus extrèmes de cette théorie laissent une toute petite place pour les tendances de genre individuelles, tout en penchant vers l’idée que nos identités de genre et nos identités sexuelles sont simplement des répétitions inconscientes de la socialisation et des normes de genres qui nous ont été imposées. Étant donné que beaucoup de théoricienNEs et d’activistes voient les performances genrées comme les moyens par lesquels les privilèges, les attentes et les restrictions de genre se propagent dans notre culture, illes défendent l’idée que la façon la plus efficace de contre-attaquer le sexisme oppositionnel et traditionnel est de refuser toutes les identités de genre et toutes les identités sexuelles, ou de subvertir ces catégories en “faisant” le genre de manières non conventionnelles (par exemple : travestissement, androgynie, etc.).
Beaucoup de théoricienNEs et d’activistes ont adopté ces modèles centrés sur la notion de performance, louant leur potentiel pour nous libérer des normes de genre et pour défier l’idée que les genres straights seraient plus légitimes que les genres queers. Mais je vois plusieurs problèmes dans de telles théories. Je crois que le dogme central de ces modèles centrés sur la performance de genre − l’idée que le genre social provient de et est propagé par la façon dont nous “faisons” ou “performons” individuellement notre genre − est problématique. Beaucoup d’entre nous qui avons physiquement transitionné d’un sexe à l’autre comprennons que notre genre perçu n’est absolument pas un produit de notre “performance” (i.e., expressions/rôles de genre), mais beaucoup plus de notre apparence (de nos caractéristiques sexuels secondaires en particulier). C’est assez évident, si on y pense. Après tout, si tu ressembles à une top-model, tu peux agir aussi virilement que tu veux, mais les genTEs te genreront toujours inévitablement comme femme. Et si tu ressembles à un hooligan, tu peux agir de la manière la plus féminine qui soit, mais les genTEs te genreront toujours comme homme. Si la façon dont nous “faisons” le genre peut jouer sur le fait d’être perçuE comme queer ou straight, et peut influer beaucoup pour celleux qui déjà au départ ont une apparence de genre ambigüe, la majeure partie d’entre nous sommes genréEs en premier lieu via nos caractéristiques physiques, bien plus que via nos comportements.
Personnellement, j’ai pu avoir une vision du genre centrée sur la notion de performance quand je vivais en tant qu’homme et que je m’habillais pour “passer” en tant que femme en public. Le temps et les efforts que j’avais à fournir pour altérer mon apparence et mes comportements afin de me sentir bien pouvait ressembler par différents aspects à de la performance. Mais quand j’ai finalement entamé ma transition, je ne l’ai pas considéré comme une performance − j’ai simplement agit, je me suis simplement habillée, j’ai simplement parlé de la manière dont je l’avais toujours fait, de la façon qui m’étais la plus confortable. Après plusieurs mois de traitement hormonal, je me suis aperçue que la plupart des genTEs commençaient à me genrer systématiquement comme femme, malgré le fait que je “faisais” mon genre de la même façon que je l’avais toujours fait. Ce qui m’a le plus frappée, c’est de voir comment les genTEs interprétaient différemment les mêmes actes et manières selon qu’illes me genraient femme ou homme. Par exemple, quand j’allais dans un bar, j’ai remarqué que si je laissais traîner mon regard dans la salle en attendant mon verre (ce que j’ai toujours fait inconsciemment avant ma transition), les hommes commençaient à me draguer parce qu’ils supposaient que je leur signifiait ma disponibilité (quand j’étais perçue comme homme, le même acte était simplement interprété comme une observation de la salle). Et dans les files à la caisse des supermarchés, quand lae petitE enfant dans le caddie devant moi commençait à me sourire et à me parler, j’ai constaté que je pouvais interagir avec ellui sans que sa mère ne devienne suspicieuse ou craintive (ce qui arrivaient souvent dans de telles situations quand j’étais perçue comme homme).
Durant la première année de ma transition, j’ai vécu des centaines de petits moments comme ceux-ci, où d’autres personnes interprétaient mes mots et mes actes différemment, en se basant uniquement sur l’évolution de mon sexe perçu. Et ce n’était pas simplement mes comportements qui étaient interprétés différemment, mais c’était tout autant mon corps : la façon dont les genTEs m’approchaient, me parlaient, les suppositions qu’illes faisaient me concernant, le manque d’égard et de respect que j’ai souvent subis, la façon dont les autres ont souvent sexualisé mon corps. Tous ces changements se sont produits sans que je n’ai à faire ou à dire quoi que ce soit.
Je soutiens l’idée que le genre social n’est pas produit et propagé en fonction de la façon nous, en tant qu’individuEs, “performons” ou “faisons” nos genres ; il réside dans les perceptions et interprétations des autres. Je peux modifier mon propre genre autant que je veux, mais ça ne changera rien au fait que les autres personnes continueront à m’assigner compulsivement un genre, et à me voir à travers le prisme distordu de l’évidence cissexuelle et hétérosexuelle.
Si aucune expression de genre ne peut subvertir le système de genre tel que nous le connaissons, nous sommes néanmoins toujours capables d’initier des changements dans ce système. Cependant, de tels changements ne se produiront pas en maniant la façon dont nous “faisons” notre propre genre, mais en démantelant notre propre sentiment de légitimité de genre. Si nous voulons vraiment mettre un terme à toutes les oppressions liées au genre, alors nous devons commencer à prendre nos responsabilités quant à nos propres perceptions et présomptions. La chose la plus radicale que chacunE de nous peut faire est d’arrêter de projeter ses croyances à propos du genre sur les comportements et les corps des autres.
[1] Greer, The Whole Woman, 74.
[2] Califia, Sex Changes, 116.
[3] Lors des JO d’Atlanta de 1996, il y a eu 8 athlètes femmes sur 3387 qui ont eu un résultat positif au test de matériel chromosomique Y ; depuis, les JO ont mis fin aux tests génétiques de sexe (Myron Genel, “Gender Verification No More ?”, Medscape Women’s Health 5, no. 3 (2000), www.medscape.com/viewarticle/ 408918). Les cliniques ayant des services de consultation pour problèmes de stérilité ont trouvé que plus de 11% des mâles azoospermiques (i.e. les mâles qui n’ont pas de spermatozoïdes dans leur sperme) ont un caryotype XXY (Hiroshi Okada, Hitoshi Fujioka, Noboru Tatsumi, Masanori Kanzaki, Yoshihiro Okuda, Masato Fujisawa, Minoru Hazama, Osamu Matsumoto, Kazuo Gohji, Soichi Arakawa, et Sadao Kamidono, “Klinefelter’s Syndrome in the Male Infertility Clinic”, Human Reproduction 14, no. 4 (1999), 946-952)
[4] “gatekeeper” = medecins-expertEs, souvent psychiatres, « gardienNEs des clés » de la transition (ndT)
[5] La notion de “faire” le genre est souvent attribuée à Candace West et Don H. Zimmerman, pour leur article “Doing Gender”, Gender and Society 1, no. 2 (1987), 125-151, et peut aussi être trouvée dans Kessler et Mc Kenna, Gender : An Ethnomethodological Approach, 155-159. L’idée que le genre est “performé” est typiquement attribuée à Judith Butler, bien qu’elle ait réfuté cette interprétation de son travail ; ceci est expliqué et développé dans Julia Serano, “Putting the Feminine Back Into Feminism”, Whipping Girl, a transsexual woman on sexism and the scapegoating of femininity, 319-343.